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PIERRE GIFFARD

GRAND ROMAN D'AVENTURES INÉDIT

LA GUERRE INFERNALE

No. 13 — LA COHUE DES FOUS

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Illustrations de Albert Robida


Ex Libris

Publié en fascicule par A. Méricant, Paris,

La Guerre infernale,
No. 13: La Cohue des fous, le 19 avril 1908.

Cette édition: Roy Glashan's Library, 2024
Version Date: 2024-09-22

Réalisée par Hugh Ortman et Roy Glashan

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Illustration

A Charleston (Etats-Unis), le Japonais Wami égorge, d'un
coup de dents, le factionnaire nègre qui veut s'opposer à
l'évasion de deux prisonniers de guerre français.


TABLE DES MATIÈRES



Illustration

Maîtres de San-Francisco, les Japs ont armé les Chinois
de la ville pour éclairer leur route. (Page 411.)



Illustration


JUSQU'ICI

La guerre — une guerre infernale — met aux prises Anglais et Allemands. En vertu de l'entente cordiale, la France a dû prendre parti pour l'Angleterre. Le correspondant de l'An 2000, grand journal parisien, raconte les événements sensationnels auxquels il assiste et en particulier les exploits féroces d'un véritable bandit, l'Américain Jim Keog, inventeur d'une machine volante qui ressemble à une grosse tortue notre et dont le pouvoir destructif est foudroyant. Vainement le journaliste cherche à décider son gouvernement à faire l'acquisition de cet engin, offert au dernier enchérisseur. La routine des bureaux, l'opposition d'un confrère jaloux: l'An 3000, font rater l'affaire. La France se laisse devancer par l'Allemagne qui achète le secret. Bien qu'il n'en soit pas responsable, le reporter de l'An 2000, afin de calmer l'exaltation de ses compatriotes, jure de s'emparer, mort ou vif, de Jim Keog et de ruiner son invention.

Dans ce but il part pour Londres où se prépare une lutte effroyable entre les flottes aériennes de France et d'Allemagne. Le petit dirigeable de l'An 2000, l'Austral, Le conduit sur les bords de la Tamise, grâce au concours de pilotes improvisés, cinq Japonais chargés par leur gouvernement d'une mission auprès du gouvernement anglais et qui ont saisi avec empressement cette occasion de passer en Angleterre, ce dont ils risquaient d'être empêchés par l'interruption des services postaux. Même leur joie est à son comble quand l'aéramiral français consent à militariser l'Austral et son équipage. Justement Keog ne tarde pas à signaler sa présence à la tête de la flotte aérienne allemande. Du haut de son Sirius, — c'est le nom de son mystérieux engin — il lance une bombe qui produit dans le sous-sol londonien des ravages effroyables...

L'Austral se lance à la poursuite du Sirius et le fait sauter, après une lutte épique, à 7000 mètres d'altitude, mais il est lui-même frappé à mort et devient le jouet de la tempête qui l'emporte jusqu'au Pôle. Dans la nacelle, le narrateur est resté seul avec un jeune officier de marine, beau-frère de son directeur, et l'un des hardis Japonais (les quatre autres se sont dévoués au succès final en se précipitant dans le vide, en guise de lest). Les trois survivants finissent par échouer, en mer, sur un navire abandonné. Un vaisseau de guerre américain les recueille, après avoir coulé l'épave. Pour éviter d'être traités en prisonniers de guerre, ils simulent la folie.


1. Trois cents contre un.

Le soleil était à peine levé qu'un grand remue-ménage se fit dans le navire. Une escadrille de torpilleurs, des canots, des barques de pêche chargées de civils l'entouraient. Nous ne fûmes pas peu surpris de voir que tout ce va-et-vient, c'était notre présence qui le provoquait.

J'entendais les curieux de toute catégorie officiers, marins, canonniers, gentlemen de la ville, ladies et misses, jusqu'aux bateliers noirs qui avaient amené tant de visiteurs, échanger sur la mer, non loin du bord, des propos dont nous faisions indubitablement les frais.

— Les avez-vous vus?

— Non. Ils sont sans doute enfermés dans la geôle.

— Il paraît que le Japonais est très méchant.

— Les deux Français sont aussi complètement fous?

— Complètement.

— C'est dommage. On eût appris d'eux des détails palpitants sur cette aventure.

Du carré où nous étions encore couchés, à sept heures, on percevait distinctement ces échanges d'impressions.

Un reporter du Charleston Herald, dûment autorisé, gravit l'échelle du Minnesota, l'appareil photographique en bandoulière, tandis que la sentinelle ordonnait aux bateliers de se tenir à la distance réglementaire et que les officiers mêmes des autres navires de guerre ancrés dans la baie respectaient la consigne.

Sûrement nous étions reconnus. En quarante-huit heures la chose s'était faite par l'intermédiaire de la télégraphie sans fil. Nous n'eûmes plus à douter, car un quartier-maître chargé de notre surveillance se mit à lire tout haut à ses deux auxiliaires le numéro frais sorti des presses du Herald.

On pense si nous tendions les oreilles, en affectant néanmoins des airs indifférents. Nous avions assez bien dormi. Nous faisions ceux qui dormaient encore.

Le quartier-maître lisait gravement:

« Le commandant du Minnesota s'est renseigné à Berlin par la Sans-Fil. On lui a répondu que les trois hommes en question s'identifient avec les survivants de l'Austral, où se trouvait un équipage japonais. En ce cas les deux blancs seraient des Français.

« C'est à n'en pas douter l'Austral qui a détruit dans les airs la fameuse Tortue Noire dont on a ramassé des débris sur le sol du comté de Londres. C'est le plus important fait d'armes que la guerre aérienne ait encore enregistré.

« C'est bien malheureux que le vaillant corsaire Jim Keog en ait été la victime, car ce hardi et positif conquérant de l'espace était en train d'illustrer à tout jamais le nom américain. En le perdant nous avons perdu l'une de nos meilleures chances. »

Les marins nous regardèrent de travers à l'annonce de ces faits significatifs.

Comme nous ouvrions les yeux, car enfin nous ne pouvions pas feindre de dormir toute la journée, nous les vîmes se recueillir et ma foi, pourquoi ne pas dire les choses telles qu'elles sont, nous admirer un peu, beaucoup même...

Le confrère photographe fit irruption dans notre dortoir à ce moment-là, suivi du major qui lui expliquait le voilier, la collision, le sauvetage, toutes choses dont la Sans-Fil avait déjà transmis un résumé la nuit précédente à Charleston, puisque ces faits étaient succinctement racontés dans le journal qui venait de paraître.

Alors ce fut la cérémonie d'usage: mise au point de l'appareil, dans le jour crûment amené par l'ouverture d'un panneau.

Nous fûmes assez bons princes. Marcel, avec des rires idiots, consentit à regarder l'objectif. Je chantai à tue-tête, en tendant le cou vers l'artiste, pour me maintenir dans ma spécialité.


Illustration

Pour nous maintenir dans notre spécialité, Marcel et moi
sûmes prendre des airs idiots devant l'objectif. (Page 386.)


Quant à Wami, son plan lui commandait sans doute de se refuser à toute expérience de ce genre, car il se roula comme un possédé dans l'unique drap de son lit, et finalement s'élança vers le photographe effaré, les bras étendus sous cette espèce de suaire qui lui recouvrait la tête et le corps, en fantôme.

A huit heures, on nous fit lever. Nous acceptâmes de bonne grâce, tout en faisant les niais, de nous vêtir et de descendre à terre. Je comprenais bien que ce n'était pas à bord de ce bâtiment que s'éclaircirait notre situation.

D'autre part que nous réserverait la terre? Qu'y ferait-on de nous?

Avec des gestes et des balbutiements appropriés, nous suivîmes tant bien que mal nos gardiens dans le canot-major. Le commandant, que j'aperçus pour la première fois depuis notre repêchage, était un homme d'une quarantaine d'années qui ressemblait, avec son monocle, à M. Martin du Bois, mais d'une manière si frappante que je ne pus m'empêcher de le faire comprendre à Marcel, par signes.

Il convint que c'était la réplique de Napoléon, toute crachée.

Nous étions plutôt gais depuis que nous avions entendu la lecture du quartier-maître. Il nous apparaissait clair comme le jour qu'en Europe on savait à présent que deux Européens et un Japonais, survivants de l'Austral, avaient été recueillis par le Minnesota en pleine mer des Sargasses. C'était suffisant. Nos familles étaient fixées sur notre sort.

Certes elles étaient incapables d'imaginer les souffrances, les tortures physiques et surtout morales par lesquelles nous avions passé; mais nos aventures leur seraient contées plus tard. L'essentiel n'était-ce pas qu'elles fussent rassurées sur ce point fondamental: notre survivance?

Nous vivions et on le savait à Paris! Oh! que l'acquisition de cette certitude nous avait donc ragaillardis! Nous étions déjà prêts à repartir pour de nouvelles épreuves, tant nous nous sentions subitement retrempés.

A dire le vrai, j'étais, dans mon mutisme forcé, furieux d'avoir perdu tout ce que je possédais au cours de ces aventures. Lorsque nous avions changé de vêtements à Londres, et même à bord du Magnus Lagaboete, chacun avait pu conserver dans ses poches argent, montre, portefeuille. La noyade finale avait opéré un vide singulier dans nos poches, car celles des vêtements secs qu'on nous avait passés à bord du Minnesota ne contenaient rien de rien.

Peut-être le commandant s'était-il emparé de ces pièces à conviction? Peut-être les vagues les avaient-elles emportées au fond de l'océan? L'attitude hébétée que nous avions prise dans l'espoir de ne pas être reconnus nous gênait à présent pour demander quoique ce fût à ce sujet, et je maugréais là-dessus, lorsque je vis le commandant transmettre au major une boîte ouverte dans laquelle j'eus tôt fait de reconnaître nos bibelots. Ils nous suivaient à terre; on les retrouverait dans quelque greffe. All right!

Le canot nous conduisit au port. A peine son moteur commença-t-il à tourner que des centaines de cris s'élevèrent de la flottille qui nous entourait.

— Les voilà! Les voilà!

Immédiatement toutes les embarcations s'ébranlent et nous donnent la chasse jusqu'à l'arrivée aux quais. Mais aucune d'elles n'a pu nous dépasser.

Le long du port, c'est un spectacle inattendu. Dix mille personnes sont entassées là pour nous voir passer, comme des bêtes curieuses. On peut dire que les quais sont noirs de monde, car nous abordons ici dans la Caroline du Sud, où les nègres sont innombrables.

Il y a des troupes pour contenir cette foule de deux couleurs. Nous apercevons pour la première fois des soldats américains qui coopèrent avec la police au maintien du bon ordre. Ce sont des éclaireurs à cheval de je ne sais quel corps, avec des bottes superbes et le légendaire chapeau, popularisé jadis dans les deux mondes par Buffalo Bill.

A peine si nous avons mis le pied sur l'escalier de pierre qui va nous conduire au milieu de tout ce monde, qu'un hourvari assourdissant se déchaîne. Les blancs, les noirs, les hommes, les femmes, les galopins des deux couleurs, aussi bien que les vieilles quarteronnes, se mettent à hurler contre nous comme si nous eussions commis quelque forfaiture.

Je compris bientôt, à certaines bribes d'imprécations saisies au vol, que cette foule nous en voulait d'avoir tué celui qui, en si peu de temps, était devenu un héros national, alors que six semaines plus tôt le même Jim Keog demeurait profondément inconnu, aux Etats-Unis, des blancs et des noirs.

A d'autres cris furibonds, à d'autres gestes violents dirigés contre Wami, je compris aussi que la rancoeur de la populace à l'égard des Japonais s'était exacerbée, par quelque défaite peut-être, dont nous ne savions pas le premier mot, et pour cause. Le pauvre Jap fut littéralement conspué, et les cavaliers eurent toutes les peines du monde à le protéger contre les méchancetés de la foule.

On nous fit monter aussitôt dans une automobile grillagée, qui portait, peints sur un large panneau, les mots War Insanes Asylum: asile des fous de la guerre...


Illustration

On nous fit monter aussitôt dans une automobile grillagée au service
du War Insanes Asylum, asile des fous de la guerre. (Page 387.)


Cette inscription m'intrigua.

Ce fut bien autre chose lorsque nous descendîmes de voiture devant l'asylum en question, après avoir traversé toute la ville en plein soleil, accompagnés par les criailleries d'une double haie de badauds hostiles.

Dans un parc dont les grilles furent refermées derrière nous, laissant au dehors notre escorte de cavaliers, nous aperçûmes une suite de pavillons sans étages, des baraquements pour mieux dire, hâtivement construits pour les besoins du moment.

Au-dessus du toit principal flottait le pavillon de la Croix-Rouge.

Un groupe de femmes, doctoresses et infirmières, se tenait sur le perron pour nous recevoir comme des aliénés de marque. Autour d'elles, circulaient plus de trois cents fous qui ne devaient pas être bien dangereux, car il semblait que personne ne se préoccupât de les surveiller.

Quand la voiture s'arrêta, ils firent cercle pour nous regarder descendre.

Je pris terre le premier; ils demeurèrent profondément calmes. Marcel vint ensuite; ce fut la même attitude, plutôt sympathique, en réalité indifférente.

Puis Wami apparut. Alors la scène changea. On entendit une clameur indéfinissable, comme une stupeur, avec un recul de chaque homme, provoqué par la crainte.

Bientôt ces centaines de bouches s'ouvrirent pour crier, pour aboyer, devrais-je dire:

— Jap! Jap! Jap!

Les yeux hagards, les mains tendues dans une suite de gestes menaçants, ces malheureux semblaient dominés par une terreur folle: la terreur du Japonais, victorieux, à ce que je supposai, dans de récentes batailles.

Alors voyant que ce Jap était seul et qu'ils étaient trois cents, ces fous jusqu'alors doux au possible, craintifs même, on me l'apprit plus tard et je compris trop pourquoi, se voyant si nombreux et si grands, et si forts contre ce petit bonhomme jaune, se jetèrent sur lui avant que les infirmières eussent pu prévenir l'escouade des gardiens attachés à l'établissement.

A coups de poing, à coups de pied ils se précipitèrent en avant.

Wami fut saisi, happé, passé de main en main, promené comme une balle par des raquettes.

Nous le vîmes bondir en l'air et rebondir au-dessus des têtes, les bras et les jambes agités.


Illustration

Wami fut saisi, happé, passé de main en main, promené
comme une balle par des raquettes. (Page 388.)


Les dames hospitalières avaient beau s'interposer, courir au milieu de la mêlée, toute la colonie de fous qui vivait là, dans un calme jusqu'alors parfait, ne représentait plus qu'un troupeau de fauves déchaînés. Les plus acharnés finirent par retenir le petit Jaune, après qu'il eut fait une dizaine de pirouettes.

Tout en lui administrant de formidables taloches, les brutes le déshabillèrent. Un à un nous vîmes voler en l'air les vêtements dont le major du destroyer l'avait affublé.

Fou pour de bon, l'infortuné Wami eût certainement laissé sa peau dans cette bagarre subite, que l'antipathie des races ne nous parut pas justifier suffisamment.

Mais il ne l'était pas; nous le savions, et cette certitude nous fit espérer qu'avec son adresse et son agilité natives, le diable jaune se tirerait d'affaire tant bien que mal.

Un instant il disparut. Nous le crûmes perdu cette fois, piétiné, tué par cette meute de déments. Mais ce ne fut qu'une alerte. Bientôt les forcenés, qui n'avaient cessé de hurler à la mort, poussèrent un cri de désappointement.

Je respirai, car nous apercevions Wami qui s'échappait à toutes jambes dans les fourrés du parc, rapide comme un lièvre, mais nu comme un ver.


2. Le bon docteur.

L'effervescence était à son comble. Il fallut l'intervention des gardiens pour remettre les choses en ordre. J'en jugeai ainsi du moins par un coup d'oeil rapide, car aussitôt j'étais emmené avec Marcel dans le grand pavillon. Des infirmières nous entouraient à la demi-douzaine et nous étions séparés de Wami.

Ce début me ramena aux idées noires. Qu'allait-on faire de notre petit Jap? Je me promis bien de ne pas laisser passer trop d'heures sans demander qu'on nous le rendît. Mais voudrait-on? Et comment nous y prendre?

Qu'était-ce donc que ce War Insanes Asylum? Et comme on y trouvait du monde en traitement! Pourquoi tant de fous à Charleston, ville de soixante mille habitants? Je ne tardai pas à être fixé.

Lorsque deux infirmières nous eurent désigné nos places dans un vaste dortoir, parmi trente autres; lorsque j'eus constaté avec ennui que j'allais être à mon tour séparé de Marcel par une douzaine de lits, ces dames procédèrent à notre interrogatoire.

Nous leur fîmes quelques réponses incohérentes pour avoir la paix; elles n'insistèrent pas.

L'un et l'autre on nous inscrivit au livre des entrées sous des numéros d'ordre. Je devins ainsi, en cette matinée du 11 octobre, le 21 du pavillon n° A.

A la condition que la plaisanterie se terminât prochainement, c'était fort bien. Aussi ne me montrai-je pas trop bourru lorsque l'un des gardiens vint me chercher pour me conduire à la douche.

Au demeurant il faisait chaud dans ce pavillon, et rien ne pouvait m'être plus agréable qu'une bonne douche après tant d'émotions.

Je reçus avec ivresse celle que mon cornac m'administra. Tiède d'abord, elle devint froide, puis glacée: c'était exquis. Quand je fus rhabillé, on me sortit, comme un petit chien, en laisse. Le gardien défiant me conduisit par la manche jusqu'à mon lit; là je devins le patient de miss Rosemonde.

J'ignorais, bien entendu, le nom de famille de mon infirmière, mais Rosemonde était sûrement son prénom car je l'entendis interpeller ainsi par ses compagnes.

C'était une puissante personne, âgée d'une trentaine d'années, haute comme un cuirassier, très colorée, sous des cheveux châtains pudiquement lissés en bandeaux, à la vierge. Une robe de laine brune, le grand tablier blanc à bretelles des infirmières dans tous les temps et dans tous les pays, avec, sur une poitrine fortement bombée, la croix rouge de la Convention de Genève.

Miss Rosemonde me parla doucement, d'une voix menue et charmeuse qui contrastait avec l'ampleur de sa personne. Je la regardai un peu longuement avant de lui répondre, comme c'était mon droit de dément présumé authentique. Elle avait de beaux yeux bleus, très francs, surmontés de sourcils épais, bien dessinés.

Ses joues roses et ses lèvres vermillonnes disaient qu'elle se portait comme un charme. Je lui trouvai un défaut, mais ceci n'est qu'un point de vue européen: ses trente-deux dents étaient aurifiées, de sorte que chaque mouvement de ses mâchoires laissait entrevoir un véritable placer. Mais ce fut là, dès longtemps, et ce sera longtemps encore une manie américaine.

Je compris peu à peu que cet asile était temporaire, qu'on l'avait édifié tout récemment — des menuisiers y travaillaient encore — pour la durée de la guerre; mais c'était tout.

Comment, pourquoi était-il réservé aux insanes?

Il m'eût paru tout simple qu'on vit là des blessés soignés par un service chirurgical, des malades comme on en trouve partout, aux mains d'un service médical. Mais des fous! Sans aucun doute Charleston possédait de tout temps un asile de fous, qu'on venait de développer à cause de la guerre? Mais quel rapport?.

L'hospice m'avait paru très vaste. Qui me disait que les autres pavillons fussent aussi habités par des fous? Le contraire était possible.

Et ces trois cents forcenés que j'avais vus se jeter sur Wami? Non, décidément, je n'y arrivais pas. Il me tardait de trouver un moyen raisonnable d'interviewer mon infirmière.

Comme le dortoir était vide, Marcel fut bientôt entouré, ainsi que moi-même, par ces dames et de la Croix-Rouge américaine. Il en eut bientôt cinq ou six autour de son lit, sur lequel il s'était étendu tout habillé. J'en vis arriver autant auprès du mien. Filles d'Eve avant tout, nos ambulancières avaient hâte de savoir si nous étions disposés à raconter nos aventures.

Que faire? Je me le demandais avec embarras.

Si je disais quelques paroles sensées, je n'étais plus fou. Alors on me remettait à l'autorité militaire et je devenais un prisonnier de guerre. De leur côté, que feraient Marcel et Wami? Le plus prudent, c'était d'attendre.

La nuit porte conseil. Le lendemain ou le surlendemain, je trouverais bien un moyen de correspondre avec Marcel; nous tomberions vite d'accord sur la conduite à tenir.

Au demeurant nous n'étions pas en prison. Tous les fous qui se trouvaient en traitement dans cet hospice se promenaient librement dans le parc; nous ne l'avions que trop constaté. Le pauvre Wami surtout! Donc, la solution ne serait pas longue à trouver. Il s'agissait, en attendant, de jouer notre rôle, et de nous informer, tant bien que mal, sur les points qui nous paraissaient obscurs.

Aux premiers mots que m'adressa miss Rosemonde devant ses compagnes attentives, je répondis par mon plus gracieux sourire. C'était mieux que de leur chanter The Star-Spangled Banner. Ces dames parurent satisfaites d'un pareil début.

— Vous, Français? me demanda la puissante personne dans ma langue maternelle, mais avec un accent qui me rappela soudain Jim Keog et des clowns de cirque.

Il y avait là un joint. Je feignis d'être agréablement chatouillé par les sonorités, même incorrectes, de l'idiome national.

— Oui, oui, répondis-je d'un air volontairement ahuri.

Ce fut un rire général et une exhibition de jolies ganaches aurifiées à miracle. Il y avait là de toutes jeunes misses, charmantes comme le sont si souvent les misses américaines, des demoiselles d'âge, des veuves, des mères de famille, de jeunes femmes même, celles-ci servant à leur manière la patrie américaine tandis que leurs maris combattaient les Japonais dans l'Ouest.

Toutes se mirent à répéter: oui, oui, comme si ce trait fût une caractéristique de notre ordinaire verbiage.

Le souvenir me revint alors des sauvages tahitiens qui depuis deux siècles bientôt appellent les Français des oui-oui, pour la même raison.

— Vous... ballon... là-haut... comme ça... poum, poum...

— Oui, oui, fis-je après avoir réfléchi que cet aveu n'avait rien de bien neuf, puisque notre identité était établie désormais.

— Poum... poum... Jim Keog....

— Oui, oui.

A ce nom de Jim Keog, je crus bon de rouler des yeux féroces et d'esquisser un sourire sardonique qui produisit son effet. Un petit frisson courut dans le groupe des sick-nurses.

— Tête malade? continua miss Rosemonde.

— Oui, oui.

— Pan, pan, comme ça, dans front...

— Qui, oui, toc, toc, fis-je pour rectifier.

La forte personne allait continuer et je me préparais à ne plus rien dire, sentant bien que plus je répondrais juste aux questions qu'elle me posait, fût-ce par oui, oui, plus je laisserais entendre que mes idées se succédaient assez normales (donc folie simulée, livraison immédiate aux autorités militaires), lorsqu'un murmure respectueux courut le dortoir.

D'un geste raide, automatique comme à l'exercice, les douze ou treize infirmières se levèrent de leurs chaises ou rectifièrent la position.

— Doctor! me dit miss Rosemonde en m'invitant à m'asseoir sur mon lit au lieu d'y rester couché, la tête dans une main.

J'obtempérai.

L'homme qui s'avançait n'était autre en effet que le docteur de l'asile. Ancien médecin de marine, me dit miss Rosemonde, tandis qu'il s'arrêtait au lit de Marcel et engageait un dialogue aimable avec mon compagnon de misère, il habitait Charleston depuis vingt ans. Un coeur d'or, la Providence pour ses aliénés. Je le regardai à loisir pendant les quelques minutes qu'il consacrait à Marcel.

— Est-ce drôle, me dis-je, nous sommes dans un Etat du Sud de la Confédération américaine, c'est-à-dire fort loin de Paris, et voilà un type de médecin qui me rappelle d'une façon frappante mon excellent médecin, à moi, le docteur Bridault. installé rue Richepanse depuis tant d'années! Sa haute stature, ses favoris blancs, son lorgnon d'or, ses cheveux bouclés, en vieux savant, jusqu'à son chapeau de paille, qui serait un peu « jeune » en cette saison-ci à Paris. C'st là précisément ce qui me prouve que je suis bien à Charleston, et que le hasard, le pur hasard met sur ma route une fois de plus l'une de ces ressemblances comme il y en a tant à la surface de la terre.

— Comment s'appelle ce docteur, miss?

— Doctor Campart, sir.

Miss Rosemonde disait Kampâârtt, à l'anglaise. Or, le docteur à peine arrivé auprès de mon lit, me conta qu'il était de souche française, étant né de parents immigrés vers 1860 dans la Caroline du Sud.

Il étaient de Fécamp ou des environs, ses parents, ou leurs ascendants. Or, le docteur Bridault m'avait raconté un jour que la moitié de sa famille, d'origine fécampoise, vivait dans le sud des Etats-Unis. Coïncidences! Coïncidences!

Ayant pris une chaise, le docteur s'assit à côté de moi, tandis que ces dames et demoiselles se groupaient au pied du lit, comme font les internes au cours des visites du chef de service dans les hôpitaux.

Contrairement à mon attente, ce ne fut pas un questionnaire que le praticien m'adressa.

Après m'avoir examiné à la muette, il se mit à me donner le plus de détails qu'il put sur les événements d'Europe.


3. Effondrement.

En dépit de la guerre ce savant d'origine normande demeurait sympathique à notre race. Il me récita tant bien que mal ce qu'il avait appris depuis trois jours dans le Charleston Herald. C'était, je le compris, une manière de s'assurer que je n'étais pas le moins du monde aliéné, pas encore, tout au moins. Je n'avais guère envie de lutter contre un tel homme. Dans quel but au surplus? Je le laissai donc parler. Autant dire que je me laissai faire. J'interrogeai même; c'était fatal.

— Qu'est-il résulté de la grande bataille dans les airs?

J'avais tant de hâte d'être fixé sur ce point!

— Déroute complète des Allemands.

— Tant mieux!

— N'oubliez pas qu'ils sont nos alliés et que vous êtes nos ennemis!

En disant ces mots, le docteur souriait avec une bonhomie qui en faisait ressortir l'absurdité.

— Mais ensuite, dites, docteur, ce que vous savez.

Ensuite! Ce mot, je ne sais pourquoi, faisait rire les ambulancières, car elles se mirent à le répéter à voix basse, en riant discrètement de leur nouveau pensionnaire. Ce n'était pas méchant. Aussi leur fis-je ce plaisir de répéter le mot en les regardant d'un air narquois:

— Oui, ensuite?

— La destruction de la Tortue Noire ayant rendu aux Français la maîtrise de l'air, les aérocars ont vite reformé leurs escadres et se sont élancés, à grand renfort de fer et de feu, sur les troupes allemandes, si imprudemment isolées de leur base. L'armée anglaise s'est enfin concentrée; dans la même journée elle a repris à coups de canon les parcs déjà fortifiés où des milliers d'envahisseurs s'étaient si audacieusement établis.

— Et la colonne d'invasion venue de la mer?

— Coupée de Londres et du rivage par deux corps d'armée. Anéantie par places, prisonnière sur d'autres points. Au total, plus de vingt mille Prussiens et autres combattants venus par en haut ou par en bas ont rendu leurs armes. Tout le reste a été tué. Une mine formidable creusée en trois heures sous Regent's Park en a détruit au moins six mille. L'affreux carnage!

— Et les Français?

— Beaucoup de combattants aériens sont tombés de leur bord, alors qu'ils se trouvaient à des hauteurs fantastiques. Les dépêches parlent de deux et trois mille mètres. Est-ce possible?

— Hélas, trop!

— Ce furent d'abominables tueries. Les corps qui ne rencontraient pas des toits ou des arbres venaient se fracasser sur le sol, creusant dans la terre, par la force de la chute, de véritables fosses, aussitôt emplies de leurs débris pantelants et de marées de sang. Le nombre des Londoniens qui ont été tués par des agrès, par des armes, par des débris de nacelles tombés de si haut à une vitesse foudroyante est considérable. Aussi la population, prise entre le désir de coopérer à la défense de la ville et la crainte de mourir assommée par des corps humains qui descendaient du ciel en même temps que tant de choses inertes, est devenue en partie folle de terreur. On a aussitôt fait là-bas comme ici. Des hôpitaux de fous ont été ouverts dans toute l'Angleterre pour y soigner les malheureux que ces heures atroces ont transformés en aliénés.

J'avais compris le commencement; la fin me laissait perplexe.

= Vous dites, docteur, des hôpitaux de fous?

= Oui. Je vous parle comme à un homme sensé que vous êtes, il n'y a aucun doute à concevoir là-dessus. Vous n'avez aucune lésion cérébrale, en dépit des heures cruelles que vous avez vécues, et d'un affaiblissement qui ne fut que passager. Aussi n'ai-je aucun scrupule à vous confier la vérité.

— Dites.

— Elle est terrible et instructive.

— Dites. Je vous écoute avec anxiété,

— Il y a pour un homme de votre profession des articles sublimes à faire ici. Ils peuvent rendre grandement service à notre cause.

— Qui est?

— La suppression de la guerre.

— Vous voulez rire.

— Toutes les femmes américaines ont juré que celle-ci serait la dernière de la République. N'est-ce pas, mesdames?

— Oui, certes, répondirent douze voix d'infirmières de tous les âges.

— Folie! protestai-je en haussant les épaules.

— Savez-vous bien où vous êtes?

— Parbleu, dans un asile de fous.

— Cette réponse seule nous démontre que vous ne l'êtes pas.

Après tout, me dis-je, une fois de plus, au diable la contrainte! Voilà un homme qui est plus fort que moi. Le tromper? Et à quoi bon? Le gouvernement américain n'est pas aux mains des Peaux-Rouges ni des nègres. Il est humain, civilisé. On m'emprisonnera dans quelques jours; on m'internera pour mieux dire dans quelque ville de l'intérieur, peut-être ici même? Ma foi tant pis. Assez rusé! Déjà ces gens me connaissent. Ce docteur est vraiment bien aimable de me renseigner sur un tas de choses que je n'osais lui demander.

Du coin de l'oeil je surveillais Marcel. Il me paraissait engagé, lui aussi, dans une conversation très suivie avec ses interlocutrices, d'autres dames de la Croix Rouge, et dans l'attitude d'un homme qui a renoncé à simuler l'ahurissement.

— Eh bien, fis-je, recevez ma confession, doctor, non, je ne suis pas fou. C'est bien par hasard, mais vous le savez, le hasard est grand. Pour avoir résisté aux émotions dont vous venez de parler, il faut que ma caboche soit d'une solidité à toute épreuve. Poursuivez! J'ai hâte de savoir et de comprendre. Pourquoi d'abord cet asile d'aliénés aux dimensions énormes, dans une ville comme Charleston, qui est de troisième ordre?

— Je vais vous le dire, mon ennemi...

Le mot fit rire l'excellent homme, et moi aussi. La vérité c'était que nous étions devenus les meilleurs amis du monde.

— Cet hospice est le trentième qu'on ait installé sur le territoire de l'Union américaine depuis vingt-cinq jours que la guerre est commencée.

— Le trentième? Que s'est-il donc passé?

—Il s'est passé que cent mille Japonais, installés depuis des années le long de la côte Ouest, organisés secrètement, renseignés mieux que nous par un espionnage que vous connaissez, ont été renforcés en dix jours par je ne sais combien de navires amenés de chez eux sur divers points, chargés de troupes. Il leur a suffi de ces dix jours pour s'équiper, se réunir et se concentrer dans San Francisco même, où ils sont si bien chez eux qu'on y voit à présent des jonques et des sampans.


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Ce qui prouvait par-dessus tout que les Jaunes étaient chez eux à
San-Francisco... Ils y construisaient jonques et sampans. (Page 392.)


Tous ceux qui habitaient les territoires de l'Union avaient des uniformes et des armes dans leurs maisons. De notre côté, nous ne possédons, comme vous savez, qu'une armée de quatre-vingt mille hommes, insuffisante pour leur tenir tête. Mais les souvenirs de votre Révolution française sont exemplaires pour tous les peuples. A l'appel de notre vaillant président, le vieux Gardiner, vrai patriote, la levée en masse a été décrétée, et tout ce qui est d'âge à porter le fusil, à tirer le canon s'est enrôlé. Une armée d'innombrables volontaires a été réunie en une semaine en Californie. Fantassins, artilleurs, cavaliers, tout cela était un peu neuf, mais si résolu à se battre pour la défense de notre drapeau! Et nous possédons, de longue date déjà, une artillerie légère incomparable...

— Alors?

— Alors s'est passé un phénomène que vos médecins ont dû constater aussi en Europe, sûrement. Mais ils ne le dévoileront pas comme ici, où tout se fait au grand jour: ces régiments de marche, constitués si vite et d'apparence si brillante, si bien commandés par des généraux habiles et hardis, comme Stuart, Landlord, Harrison, Dawson, Cleveland, Mortgage, ont été mis en déroute par les Japonais sur une étendue de trente milles, en deçà de San-Francisco. La bataille principale fut au long d'un cours d'eau appelé Black River. Or, les médecins militaires eurent vite constaté un fait lamentable, monsieur, lamentable... Plus de vingt mille soldats de cette première armée, levée à la hâte, étaient devenus fous d'épouvante pendant la bataille!

— Plus de vingt mille?

— Les marches et contre-marches loin de ennemi, l'attaque soudaine d'une artillerie plus étonnante encore que la nôtre, car personne ne la voit ni ne l'entend, la chute des shrapnells, aussi nombreux que les grêlons du ciel, l'appréhension d'une mort sans cesse imminente, suspendue au-dessus de leur tête, prête à surgir de dessous terre par des contacts mystérieux frappant autour d'eux, devant eux, derrière eux, a si complètement paralysé la vaillance de nos soldats-débutants, moins familiarisés que les vôtres avec l'horrible métier des armes, tel qu'on le pratique aujourd'hui, que la folie la plus intense s'est emparée d'eux. Par compagnies entières les malheureux ont détalé devant le néant, car ils ne voyaient rien... Mais ils entendaient, et leurs voisins tombaient assez nombreux pour glacer dans leurs veines un sang qui pourtant est généreux.


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C'est à Black-River, à la suite d'une grande bataille d'artillerie,
que furent mis en déroute les régiments de l'Union. (Page 392.)


— C'est celui de la vieille Europe tout entière, docteur!

— Eh! oui. Anglo-Saxons, Germains et Frances, Latins, Ibères, Slaves, Scandinaves, Basques, il y a de tout dans notre peuple américain, et l'éducation civique, chez nos soldats improvisés, est à la hauteur de la vôtre. Mais que peut faire la volonté la mieux instruite contre les nerfs secoués par la peur? Ajoutez aux décharges de l'artillerie, aux effets éclaboussants des shrapnells, l'apparition dans les airs de plusieurs aérocars semblables aux vôtres, que les Japonais ont amenés à toute vitesse des îles Hawaï, leur grande tanière du Pacifique, et vous aurez une idée de l'effet produit sur les cerveaux par ces premières tueries à distance. Bref, dans une armée de cent mille hommes on peut dire que nous avons eu ce jour-là trente mille tués et blessés, dix mille déserteurs qui courent les montagnes, et vingt mille fous.

— Vingt mille!

— Voyez ce que présage un semblable début. Et ces fous, c'est à nos généreuses femmes qu'il appartient de les soigner. On en a expédié un peu partout. Dans chaque État un War Insanes Asylum a été construit et aménagé en quarante-huit heures. Par les trains de chemins de fer on a expédié du front de l'armée tous ceux dont l'aliénation mentale a été reconnue par les médecins-majors. La statistique d'hier accusait le chiffre énorme de vingt-deux mille cinq cents. Vous voyez que chaque jour, pour peu qu'on se batte quelques heures, la proportion augmente. Tout ce monde n'est embarqué qu'après de salutaires piqûres à la morphine. Il nous arrive... en quel état! Ah! si Erickson avait été là! Mais, patience, Erickson nous vengera bientôt!

J'écoutais sans comprendre ce que signifiait l'intervention de cet Erickson, songeant aux disparus si nombreux dont avaient parlé en Europe les journaux des deux côtés du Rhin, trois semaines plus tôt.

Le docteur resta un instant pensif; puis il me demanda un récit de nos aventures, que je lui fis de mon mieux, en abrégé, car je sentais la fatigue me dominer.

L'excellent homme s'en apercevait. Il se leva, prescrivit à miss Rosemonde un traitement anodin, me serra la main avec sympathie et disparut. Il avait trois cents sujets à passer en revue!

Mais à peine était-il sorti qu'une autre visite vint me troubler profondément. Une femme entra, grande, émaciée, au profil régulier, encore que l'ensemble de sa personne fût déplaisant.

Devant elle les infirmières se retirèrent, inquiètes pour moi, à ce qu'il me sembla.

Sans prendre le temps de s'asseoir, la nouvelle venue me dit brusquement:

— Alors vous n'êtes pas le lieutenant Tom Davis?

Ahuri, je la regardai sans comprendre. Enfin je trouvai les mots pour lui répondre:

— Ma foi non, madame, mais pourquoi diable une pareille question?

— C'est que ce personnage nous est signalé d'Allemagne comme ayant débarqué ou devant débarquer en Amérique pour y accomplir une mission d'espionnage. Nous avons cru, à la police... je suis la première détective de l'Etat... que vous étiez ce Tom Davis, vous ou votre ami. Vos deux portraits ont été télégraphiés ce matin à Berlin; on vient de nous répondre que vous n'êtes ni l'un ni l'autre l'homme que nous cherchons. En conséquence je suis chargée de vous informer que l'un et l'autre, sous vos noms respectifs, vous êtes ici de simples prisonniers de guerre. Aussitôt que le docteur Campart aura reconnu que vous pouvez quitter l'asile, vous passerez sous la surveillance de la police que je représente.

Cet avis, donné d'une voix sèche, par une femme qui remplissait de bien originales fonctions — mais je me rappelais que son cas n'était pas rare en Amérique — me porta le coup de la fin.

A peine si la première détective de l'Etat avait franchi la porte que les infirmières accoururent. Je sentis une sensation de chaleur à la tête, puis ce fut comme une chute brutale de mon intelligence sur ma poitrine.

Quelques instants encore j'eus la perception de ce qui se passait. De la fraîcheur aux tempes sous une compresse, une odeur d'eau sédative... Et je perdis la notion exacte des choses.

Ma bonne caboche, à son tour, était fêlée.


4. La loque humaine.

Pour combien de jours?

Une grande quinzaine, me dira certaine après-midi miss Rosemonde. Pendant une grand quinzaine j'ai déliré jour et nuit.

Cette après-midi-là, qui est douce comme en Italie, je me sens vraiment guéri. Je suis assis dans le vaste parc, sur un banc peint en vert, entre mon infirmière dévouée et l'excellent Marcel.

Il n'a pas déliré, lui. Sa jeunesse a résisté. Par compassion le docteur Campart a fait placer son lit à côté du mien. Depuis deux jours je m'en suis aperçu. Il paraît que je n'ai reconnu personne, de toute cette quinzaine, et que je me suis montré parfois très méchant.

— Heureusement que votre infirmière est forte, dit miss Rosemonde en souriant.

Là-dessus elle nous exhibe son biceps, grâce auquel, semble-t-il, elle m'a plus d'une fois ramené au calme par d'autres moyens que la persuasion, sans le secours d'aucun gardien.

Comme il est tranquille, ce parc! Le soleil en colore chaudement les dernières feuilles. L'air est encore tiède. J'aspire à pleins poumons la brise marine.

Peu à peu la notion me revient des réalités.

— Alors, nous sommes ici depuis quinze jours, miss?

— Exactement.

— Et notre Japonais? Qu'est-il devenu?

— Remis à l'autorité militaire. Simulateur reconnu.

— Pauvre Jap! Le reverrons-nous jamais?

L'allée dans laquelle nous nous chauffions le dos au soleil, vêtus de bonnes robes de chambre, s'étendait à perte de vue, bordée d'arbres tropicaux et de taillis au milieu desquels serpentaient de petits chemins.

Un gong gronda, comme le tonnerre au lointain, et tout aussitôt les sentiers s'emplirent de soldats sans armes. C'était l'heure accordée chaque jour aux fous calmes pour leur promenade hygiénique.

Près de trois cents hommes de tout âge, vêtus des uniformes les plus disparates de l'armée américaine, se mirent à déambuler autour de nous, très sages. Je les observais nettement, et la joie d'avoir reconquis d'un coup mes facultés mentales faisait de moi un homme tout autre, comme un homme neuf.

Le souvenir de ce qui nous était arrivé me revenait à l'esprit, mais il me semblait que ce fût loin dans le passé. Je ne recouvrai que ce jour-là, par étapes successives, la notion du temps, de même que la réminiscence des noms.

Enfin, j'étais assez maître de moi pour relier mes idées.

Deux fantassins noirs s'avançaient vers nous en gesticulant. ,

— Pauvres garçons, dit miss Rosemonde, ceux-là sont les grimpeurs d'arbres! C'est très curieux: ils ont été frappés du même délire, à Black River. Terrés dans un fossé où la mitraille tombant du ciel fit, en quelques minutes, plus de mille morts, ils ont pu se cacher sous les cadavres de leurs camarades. Quand ils sont sortis de là ils étaient fous. Leur unique préoccupation est de monter aux arbres dès qu'on parle de mitraille devant eux. Voyez...

Miss Rosemonde, s'adressant aux deux nègres, dit un seul mot:

— Shrapnell!

A l'évocation de la redoutable pluie de projectiles, ils s'arrêtent, regardent le ciel avec terreur, avisent les premiers arbres qui sont à leur portée et s'élancent vers les plus hautes branches, comme des singes, en poussant de petits cris plaintifs.

Nous leur faisons des signes d'amitié. Miss Rosemonde les rassure: ils redescendent et continuent leur conversation en s'éloignant, l'oeil en défiance sur les échappées de ciel bleu qu'on aperçoit à travers les nuages. Ils supposeront peut-être toute leur vie, à présent, qu'il va tomber de la mitraille de là-haut...


Illustration

Dans les casemates d'une redoute où tombaient des obus asphyxiants,
un seul homme sur trois cents avait survécu. (Page 395.)


— En voici un autre, dit l'infirmière. Sa manie est aussi bizarre. Regardez-le, avec son mouchoir à carreaux. L'homme, un vieillard presque, s'est enrôlé dans les Eclaireurs de l'Ouest pour la durée de la guerre. Mais il a trop présumé de ses forces. Habitué aux tirs méthodiques, à distance visible, il a été surpris par la soudaineté des explosions inexpliquées qui se multipliaient sans relâche autour de lui. C'était dans les casemates d'une redoute où tombaient des obus asphyxiants. Par un vrai miracle il a pu survivre, seul, de trois cents camarades qui, tous, furent empoisonnés en quelques minutes. On l'a recueilli dans la campagne, son mouchoir sous le nez. Il ne veut plus s'en dessaisir. Interrogez-le, il vous répondra que c'est pour intercepter les miasmes délétères qui le tueraient sans délai si, par malheur il abandonnait ce mouchoir à carreaux. Un blanc, un bleu, ne feraient pas son affaire. Essayez de lui en proposer quelque autre!

Je tendis le mien au vieux fou.

D'un geste énergique il le repoussa, et s'enfuit sous les arbres à toute vitesse, le nez dans son carré d'étoffe, faisant de grands gestes et criant:

— Pouah! Pouah! Pouah!

Impossible de lui faire dire autre chose.

— Que veut donc celui-ci? demandai-je, en montrant à notre complaisante infirmière un grand gaillard sec, aux yeux désorbités, qui tournait en rond à quelques pas de nous.

Sans prêter aucune attention aux autres malades qui allaient et venaient dans la grande avenue, celui-là battait des mains et sifflait comme une locomotive. Après quoi il imitait le bruit d'un moteur et terminait ses onomatopées par des hoquets effarés: Ho! ho! ho!

— C'est un terrifié de votre arme, celui-ci. Mécanicien d'aérocar, il a fait une chute malheureuse avec l'engin et tout son équipage, à courte distance des lignes japonaises. Il a détalé sous une pluie de fer pendant des kilomètres. Tandis que tout ce qui l'entourait tombait mort, déchiqueté, il a survécu; mais le système nerveux est à ce point ébranlé chez ce pauvre garçon qu'il croit toujours entendre le sifflet de son moteur. Voyez-le gonfler ses joues! C'est pour imiter le bruit de la sirène du bord. Il est poursuivi par la phobie du déplacement dans l'espace. L'aérocar a tué son intelligence. Il est inoffensif, mais le docteur croit qu'il ne guérira jamais.

J'essayai d'interroger le pauvre dément; il répondit en me soufflant dans la figure et en se tapant sur les joues à grands coups de poing.

Après quoi il disparut.

On venait chercher miss Rosemonde. Elle consentit à nous laisser faire une heure de promenade, nous aussi, à la condition que nous serions sages, c'est-à-dire que nous n'exciterions pas les malades. Mais elle ne nous défendit pas de les interroger.

Sûre de ma guérison désormais, l'aimable infirmière, affiliée comme ses compagnes de tout âge à la ligue des femmes américaines contre les guerres futures, me laissait puiser volontiers à la source des documents humains.

Enfin, pour la première fois depuis quinze jours, nous pouvions causer, Marcel et moi, sans contrainte! Mais les rencontres que nous fîmes laissèrent, ce jour-là, bien peu de temps aux confidences. Quelle collection de détraqués lugubres!


5. Les agités.

A peine avions-nous fait dix pas dans l'allée centrale du parc, longue d'un bon kilomètre et joliment ensoleillée, qu'un étrange maniaque nous apparut. C'était un jeune artilleur. Il n'attendit pas qu'on lui demandât son histoire pour la raconter. Il la répétait à tout venant. Chétif, hâve, affublé d'un uniforme kaki et coiffé d'un chapeau à plumes, le pauvre diable nous fit signe de ne pas aller plus loin dans la direction d'un bosquet déjà dépouillé de ses feuilles.

— Ne faites pas de bruit, gentlemen, nous dit-il. Ma fiancée est là qui dort. Vous pourriez la réveiller. Chaque jour elle fait un somme là dedans et je veille sur son repos.

— Votre fiancée? fit Marcel. Et comment l'appelle-t-on?

— Statue.

— Singulier nom. Pourrait-on la voir? La regarder dormir? En avançant sur le bout du pied...

— Si vous voulez, gentlemen. Si vous voulez... Sur le bout du pied. Silence!

Nous avançâmes vers le fourré, bien certains de ne trouver là aucune fiancée, mais curieux de savoir ce que le pauvre artilleur entendait par là.

Il écarta les arbustes et les herbes avec précaution, puis nous fit signe d'approcher. Sur un tas de lianes nous aperçûmes, couchée, une statuette en zinc de la Liberté éclairant le monde, l'oeuvre de Bartholdi qui, naguère encore, dominait la rade de New-York avec, dans sa main levée, le flambeau-phare symbolique. Le fou prit doucement nos mains pour nous amener près du berceau.

— N'est-ce pas qu'elle est belle, gentlemen? Je l'épouserai à New-York dès que je serai sorti de cette maison de campagne, où j'attends la réponse de ses parents.

— Vous lui présenterez nos hommages.

— Elle sera bien contente.

— Avez-vous votre notice en poche, mon ami?

— La voici.

Nous lûmes sur la feuille de signalement du malade, à la suite de ses noms, prénoms, âge et origine: frappé pendant la grande bataille d'artillerie à Black-River.

Le pauvre garçon croyait être fiancé à la statue de la Liberté, qu'une explosion mystérieuse avait dès le premier jour de la guerre précipitée en morceaux dans la mer.

A peine avait-il repris son poste de sentinelle vigilante auprès du bosquet, que nous entendîmes des bruits singuliers, entremêlés de cris.


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Dès les premiers jours de la guerre, une explosion mys-
térieuse avait démoli la statue de la Liberté. (Page 396.)


Je reconnus bientôt des commandements de cavalerie: Au trot! Au galop! Sabrez!

Un roughrider, dont la physionomie accusée et le lorgnon nous rappelaient le fameux président Roosevelt, au temps où il commanda un régiment de cavalerie auxiliaire dans les plaines de Cuba, chevauchait gravement le tronc d'un arbre abattu, dans une petite clairière. De la main droite il agitait une baguette, son sabre de bois; de la gauche il soutenait les rênes imaginaires de sa monture.

— Au trot! commandait-il au milieu de l'indifférence des autres fous qui circulaient en suivant chacun sa marotte. Au galop! Chargez!


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Chevauchant gravement le tronc d'un arbre abattu, l'ancien brigadier
de roughriders, au milieu de l'indifférence des autres fous, vomissait
des imprécations contre des Japonais imaginaires. (Page 396.)


Quand il nous vit arrêtés devant lui, sa vaillance redoubla. Il accéléra la vitesse, frappant à tour de bras sur le tronc d'arbre, vomissant des imprécations contre les Japonais.

Marcel me fit remarquer qu'un gardien, solide gaillard, le surveillait à quelques pas tout en fumant sa pipe.

Justement l'homme nous parla.

— Il n'est pas méchant, gentlemen, mais sa manie est gênante pour le service. Quand il a passé une heure entière sur ce cheval de bois et commandé tous les exercices possibles à un escadron qu'il croit derrière lui, le pauvre garçon veut à toute force rentrer sa bête. Il prend l'arbre à bras le corps. Il met tout son amour-propre à le remiser dans le dortoir où il couche et qu'il appelle l'écurie.

C'est au moment où je l'empêche de sortir du taillis avec son tronc d'arbre qu'il devient méchant parfois.

— Et comment sa folie lui est-elle venue?

— Comme aux autres, gentlemen, par la terreur, l'appréhension des projectiles. Il était brigadier dans les roughriders; à la bataille de Black-River, qui a causé un si grand désastre, son escadron a passé sur des fougasses; tout a sauté en l'air. Emporté par son cheval en dehors des lignes de tir de l'ennemi, le pauvre diable a pris la bonne direction, comme il eût pris la mauvaise. Quand on l'a recueilli aux avant-postes, il était fou. Depuis ce jour-là il ne cesse de répéter son manège plusieurs fois par jour. Le reste du temps il est assez calme, mais il attend toujours une explosion qui doit le tuer. Voyez, voyez-le. Comme il se détourne! Comme ses traits se contractent!

Cet homme à pipe débonnaire me parut intéressant à consulter. Il ne se fit pas prier, à son tour, pour nous fournir des détails sur quelques autres sujets confiés à sa vigilance.

— Tenez, dit-il en nous montrant un solide gaillard, vêtu de l'uniforme des artilleurs, celui-ci était chef de pièce, toujours à Black-River. La terreur s'est emparée de nos hommes. Figurez-vous, gentlemen, que celui-ci, entre autres, a fait tirer plus de cent coups de canon à sept kilomètres, sans savoir où iraient ses projectiles, sans voir rien, ni personne. Il a commencé par devenir sourd. Puis un éclat d'obus arrivant du lointain lui a brûlé les yeux. De sorte qu'il n'a pas entendu ses amis tomber autour de lui; il ne les a pas vus davantage.

Deux camarades l'ont emmené en galopant tant qu'ils ont pu dans une direction qu'il ne voyait pas pour une cause qu'il n'a pas encore comprise et qu'il ne comprendra jamais, car il est fou.

— Aveugle, sourd et fou, murmurai-je.

— C'est beaucoup.

Nous regardâmes attentivement le malheureux. Il était attaché par le poignet à un petit arbre. Une corde longue de dix mètres lui permettait de tourner autour, comme ces bêtes qu'on met au vert sur un piquet. Et il tournait consciencieusement en répétant à intervalles inégaux: boum, boum, boum!

Subitement il s'arrêta, fit le geste d'un artilleur qui manoeuvre la culasse de sa pièce et s'apprêta à tirer. Puis il se prit à mugir: boum, boum, boum!

— Ah! gentlemen, dit en forme de conclusion le gardien à la forte carrure, la guerre, voyez-vous, n'est plus possible à présent. La terreur que répandent au loin les engins actuels a raison des meilleurs tempéraments. Tous ces soldats que vous voyez ici sont partis pour la Californie avec le plus sincère désir de se montrer dignes des héros cités dans notre histoire, au temps de la lutte pour l'Indépendance et de la Sécession. Mais c'est qu'il ne s'agit plus de se battre, comme autrefois, contre des gens ou contre des choses. A présent on se bat contre rien. On a beau envoyer des projectiles, on ne sait pas où ils tombent; on peut supposer qu'ils s'envolent dans le ciel, tandis que ceux de l'ennemi, qu'on ne soupçonne pas, arrivent au milieu des nôtres comme un vol de sauterelles, en tuant sans discernement, en mutilant avec autant de rapidité que de bêtise des hommes qui seraient braves s'ils avaient quelqu'un ou quelque chose à combattre. En réalité on ne se bat plus: on attend la mort. On ne se bat pas contre l'appréhension du coup qui va vous déchiqueter. Les malheureux deviennent incapables d'un effort, d'un geste, d'un simple geste, jusqu'à la minute où leur cervelle se fendille... Alors ils se mettent à courir comme des fous... qu'ils sont subitement devenus. Non, gentlemen, ceci n'est plus la guerre. C'est du dépeçage à distance, comme pour les cochons à Chicago.

Cet homme refaisait à sa manière des raisonnements qui nous étaient familiers.

— Oh! s'écria tout à coup Marcel. Voyez donc celui-ci!

C'était un tout jeune homme. Entièrement imberbe, il eût pu se déguiser aisément en fille. Il gesticulait, parlait haut, tout seul. Je remarquai qu'il s'adressait tour à tour à ses compagnons de folie, qui le regardaient avec leurs yeux de faïence, et passaient leur chemin sans le voir.

— Celui-ci, dit le gardien en considérant avec pitié le jeune homme, c'est un poète. Il fait des vers. Il ne cesse d'en faire; depuis le matin jusqu'au soir il les déclame à tout venant. Ecoutez-le, vous allez l'entendre débiter sa dernière composition.

Nous allâmes au-devant du barde. Il nous dressa en effet la parole, en vers qui signifiaient à peu près ceci:


Ce que j'ai vu à Black-River était effrayant;
Tout le monde mourait sur place, sans cause apparente.
Les shrapnells qui venaient on ne savait d'où
Etripaient les hommes et les bêtes.
Mais ici c'est bien plus épouvantable encore,
Les canons nous envoient dans la cervelle
Des rats qui nous grattent, qui nous grattent...
Comme ça!


De sa main crispée il se grattait le front, les joues, le cou, boursouflés, saignants sous l'incessant travail de ses doigts, comme s'il eût été atteint d'érysipèle. Puis il se jetait à quatre pattes sur le sol, cherchant les rats pour les exterminer, râclant alors la terre, le gravier, la mousse des pelouses, saisissant une motte de terre, qui figurait le rat expiatoire auquel il pinçait la queue pour le faire crier avant de l'étrangler.

Je lui demandai s'il chantait quelquefois ses vers; pour toute réponse, le malheureux m'envoya un coup de poing dans l'épaule.

Le gardien montra deux yeux sévères, dit quelques paroles de menace; et le poète s'en fut déclamer à d'autres sa littérature de dément.


6. Les solitaires.

Un grand bruit se faisait entendre plus loin.

— Ceux-là sont drôles, marmonna le gardien. Ils se croient encore à la bataille.

En effet, nous trouvâmes à dix pas de cet indicateur précieux, sur un tapis de gazon propice aux jeux athlétiques, deux groupes de cinq ou six soldats d'infanterie qui jouaient à la guerre comme des enfants, à la guerre où ils avaient laissé leur raison.

Badine en main, ils se chargeaient avec furie, poussaient des cris, des commandements vibrants, imitaient le bruit des moteurs et des canons, singeaient la descente des obus, l'éclatement, la tuerie consécutive, car à tout instant. l'un d'eux tombait brutalement sur le sol, faisait le mort et se relevait pour recommencer la comédie.

Leur grande satisfaction c'était de hurler: à mort, Japs! Mais comme aucun d'eux ne voulait figurer les Jaunes, ils criaient leurs imprécations aux promeneurs de l'avenue.

Nous reçûmes notre part dès qu'ils nous virent.

On eût dit une douzaine de clowns infatigables. Ils se roulaient dans la poussière, se relevaient prestement pour recommencer dix, vingt, trente fois.

Tout le temps que durerait la récréation, il en serait ainsi.

C'étaient des survivants d'une brigade engagée à Black-River.

— Cette brigade, nous dit le gardien, a fourni à elle seule plus de deux cents fous aux asiles. Il paraît que son sort a été effroyable. Prise entre deux feux, elle a reçu par surcroît des grenades lancées de cinq ou six aérocars de guerre équipés à San-Francisco par les Japonais. Le général, les officiers, tout ce qui commandait a été détruit; les soldats ont péri en douze minutes sauf les fous, autrement dit ceux qui ont eu le temps de se sauver en laissant leur cervelle sur le terrain avec les armes et les bagages... Effrayant, gentlemen, c'est effrayant...

Ayant rallumé sa pipe, le brave homme nous dit qu'il nous connaissait bien, que notre histoire contée par le Herald de Charleston avait émerveillé toute l'Amérique et que si nous voulions, après la guerre, nous pouvions gagner de fortes sommes en faisant dans les divers Etats de l'Union des conférences sur les aventures extraordinaires de l'Austral.

La proposition nous fit sourire, à pareille époque et en un tel lieu.

— Très honoré d'avoir causé avec vous, gentlemen, dit-il en nous quittant. Je ne vous reverrai probablement pas, car on ne va pas vous garder ici. Vous n'avez plus rien à y faire.

Ce brevet, ainsi décerné par un homme qui connaissait bien la matière, me rassura tout à fait sur mon cas. Il n'est pas superflu, au milieu de tant d'aliénés, d'apprendre à dire d'expert qu'on n'est pas soi-même un dément.

Nous donnâmes de bonnes poignées de mains à ce brave, et nous poursuivîmes notre promenade.

On était à présent arrivé aux deux tiers de l'avenue. Trois cent mètres nous séparaient encore des palissades qui clôturaient le parc.

De tous côtés nous apercevions des pensionnaires plus silencieux, surveillés de loin en loin par d'autres gardiens.

— Il me semble, dis-je à Marcel, que nous arrivons au coin des solitaires.

C'était exact.

Si la cohue des exubérants continuait à prendre sa récréation d'une heure derrière nous, les tristes, les mélancoliques étaient devant. A tous les coins de bosquet nous les apercevions, et c'était navrant.

La tête inclinée sur la poitrine, celui-ci arpentait les sentiers sans mot dire, cassant des brindilles et les rejetant sans discontinuer.

Celui-là est assis sur l'herbe, le dos au soleil.

On dirait qu'il possède tout son bon sens, mais il suffit de le regarder un instant pour le voir cligner brusquement des yeux. Il a un tic, le tic de l'effroi.

Il croit voir à chaque instant quelque éclat d'obus sortir de terre et le frapper au visage. Aussi prononce-t-il un mot, un seul, toujours le même; ce mot, nous l'avons déjà entendu; ce n'est pas le dernier fou de guerre qui nous le répétera: boum, boum...

En voici un qui parle tout seul, à voix basse, comme s'il avait peur d'être entendu. Il regarde furtivement à droite et à gauche, il s'écarte avec intention du troupeau des hommes qui sont désormais sans cerveau, comme lui-même.

Le voilà qui s'arrête pour écouter. Il fait alors un geste d'épouvante. Dans ses oreilles a éclaté le bruit sinistre des shrapnells.

Il semble que la peur des shrapnells domine tous les autres souvenirs dans ces pauvres têtes vidées.

Ayant écouté et frémi, le monologuiste reprend sa route, pour recommencer le même manège vingt pas plus loin. Pendant une heure il le répétera.

En voici un autre qui rit. Mais son rire n'est pas gai; c'est le rire du fou.

Un tressautement de sa matière cérébrale se produit, qui l'arrête dans sa marche, tout d'un coup, comme s'il pensait.

A quoi? Aux minutes atroces qui ont rendu fous tous les autres, avant et après lui.

Il revoit quelque vague cataclysme, le feu, la mitraille.

La mort, autour de lui, tombe des nues chaque fois sans qu'on sache comment. Alors, un tremblement agite tous ses membres.

Il nous a regardés avec crainte quand nous l'avons croisé. Son buste, son visage, tout s'agite convulsivement. Il passe comme un conspirateur. C'est un cavalier des Etats du Nord, Illinois ou Ohio.

Et encore et toujours défilent les solitaires. D'aucuns se sont cachés dans les taillis. Leurs têtes épouvantées sont à demi recouvertes par les feuilles jaunies. Nos yeux rencontrent leurs yeux, qui nous épient comme si nous allions les reconduire au champ de bataille où ils ont perdu la raison.

Un éclaireur du Maine, à blouse bleue, tout jeune, a les cheveux et la barbe entièrement blancs. Il y a quinze jours, nous dit un gardien qui passe, il était noir comme l'aile du corbeau. La terreur l'a saisi un soir dans un retranchement où il faisait le coup de feu comme les autres, au jugé contre le néant. Il a mué dans la nuit, et le lendemain il était fou.

Celui qui danse silencieusement la gigue le long de la palissade n'est pas moins bizarre. Il rappelle ces animaux des jardins zoologiques qui ne peuvent rester en place.

Il faut qu'il s'agite. Il danse la gigue, mais sans musique, sans bruit et par principes. C'est encore un nègre. Il est venu là en dansant. Il retournera tout à l'heure au pavillon qui l'abrite, toujours dansant.

Il nous regarde en dansant, il nous salue en dansant; il ne s'arrête que pour ramasser une poignée de gravier, et la jeter violemment en l'air, avec des cris qui rappellent tant bien que mal le bruit des explosions souterraines.

Dans un fourré nous apercevons le plus pitoyable de tous: un silencieux, au type grec ou ibère. Il est assis sur une souche, les regards fixés à terre.

De temps en temps il relève la tête pour voir si du ciel ne tombe pas quelque pluie de feu. Dans ce geste si simple tout le drame de sa vie se devine, car ses yeux sont remplis de larmes.

Il pleure. Du matin au soir, sans mot dire, il ne cesse de pleurer.

— Triste, dit Marcel, triste!

Mais il n'a pas achevé qu'au détour d'une allée nous retrouvons miss Rosemonde.

Le docteur Campart l'accompagne. On dirait qu'il nous cherche.

Sans nous chercher, il voudrait bien, je m'en doute, revenir avec nous sur les tragiques événements auxquels nous avons été mêlés.

Il se félicite de nous voir debout et prêts à reprendre pied dans la vie.

Quelques jours de repos encore, et on parlera de notre exeat, du mien tout au moins, car Marcel est en parfait état et s'il est resté à l'asile, c'est qu'il a bénéficié, sur la demande de l'excellent praticien, d'une exception consentie par les autorités, en raison des circonstances qui ont fait de nous d'importants personnages.

Le médecin nous fait asseoir sous une tonnelle d'où les derniers rayons du soleil nous feront sortir trop tôt. Après nous avoir redemandé maints détails sur notre voyage, dont il a rêvé plusieurs nuits, il nous en donne sur le lamentable développement de cette forme de folie aux armées.

Ah! il connaît bien le thème et ses variations!

— Chez vous, nous dit-il, on compte moins d'aliénés de guerre que chez nous, c'est que nous avons inventé la neurasthénie. Mais soyez certains qu'en Europe, sous la rubrique disparus, qui croît sans cesse, on en dissimule un grand nombre. C'est le côté le plus affreux peut-être de cette guerre, honte de l'univers civilisé. L'homme qui ne se bat même plus dans le vide, contre le vide, qui plutôt s'offre sans défense à une imminente boucherie, échappera difficilement au shock traumatique.

Cet ébranlement de son système nerveux, les détonations mystérieuses dont il attend avec effroi la mort, ou pire, c'est-à-dire la mise en pièces, le provoquent par-dessus tout. Après une excitation martiale, au début de l'action, l'épouvante entre en scène, réagit sur les nerfs les mieux trempés et les épuise sans délai. L'homme n'est plus un homme. Sa volonté est abolie. Il n'a plus de force. Il ne dirige plus ses idées. Ses jambes mêmes n'ont plus la force de fuir. D'où l'aphasie, l'atonie, la folie. Vous avez ici de ces trois affections terribles plus d'exemples qu'il n'en faut pour vous convaincre. Dites-vous bien, messieurs les Français, que trente hôpitaux, dont vingt-cinq beaucoup plus vastes que celui-ci ne suffisent pas à mettre en traitement les vingt mille fous qu'on y renvoie des camps de Californie, que dans plusieurs mois, si cela dure, le chiffre déjà formidable sera multiplié par un autre formidable aussi, car le tour des marins viendra et nous en avons plus de cinquante mille sur nos navires. Dites-vous et que la révélation de cette faillite du courage, entrevue voilà longtemps déjà, au lendemain de la guerre faite aux Russes par les Japonais, doit suffire aux hommes sensés de tous les pays pour qu'ils se résolvent à proscrire à jamais la guerre devenue, avec tant d'engins mécaniques, chimiques, électriques, une tuerie sans nom, sans éclat, sans mérite, bref quelque chose d'ignoble et de répugnant... Si encore cette guerre était logique; si tous les Blancs d'un côté s'étaient unis pour rejeter hors de chez nous les Jaunes! Mais non. De stupides les alliances sont devenues monstrueuses. C'est à se demander si des peuples entiers de l'Europe ne sont pas devenus fous...

Le docteur s'arrêta, songeur, puis il reprit d'une voix grave:

— Pauvres messieurs! Quand je pense aux abominables jours par lesquels vous avez passé tous les deux, vous que je vois là devant moi, heureusement maîtres de votre raison, et quand je vois la cohue des malheureux qui nous entourent donner ce spectacle attristant de la folie consécutive à la peur, de cette angoisse égarée que rien ne vaincra, vous entendez, ni la nature, ni l'instruction, ni rien, rien, rien, je suis pris d'une honte, messieurs. Oui, en vérité, j'ai honte d'être un homme soi-disant civilisé, et de vivre en prétendant que j'ai toute ma raison!


7. Une guerre chasse l'autre.

Les longues théories de fous tranquilles se dirigeaient à présent vers les pavillons; c'était l'heure de rentrer. Mais, entre deux gardiens, passaient des retardataires qu'on isolait parce qu'ils s'agitaient trop, parfois...

— Tenez, messieurs, fit le docteur Campart, en désignant du doigt un grand diable de nègre qui s'arrêta net, voici un exemple plus terrible que tous ceux que vous avez pu voir, des ravages que fait, dans un cerveau humain, la folie engendrée par l'épouvante. Celui-ci était aussi à Black-River, avec le 3e régiment noir des Deux Carolines. Les nègres de nos deux Etats en ont fourni quatre qui se sont battus de leur mieux, je veux dire qui se sont laissé tuer sur place comme des boeufs, puisqu'on ne se bat plus. Au moment où celui-ci s'engageait dans une plaine, avec son bataillon, des torpilles, enterrées de longue date par les Japonais qui se tenaient bien loin de là, firent explosion sous un envoi de courants électriques à haute tension. C'est un Français nommé Gabet qui découvrit cette horrible manière de tuer, voilà pas mal d'années, je crois.

— Il y a trente ans, dit Marcel, en 1907.

— Déjà! Lors donc qu'ils arrivèrent dans cette plaine, nos six cents fantassins nègres n'eurent pas même un coup de fusil à tirer. En deux secondes, ils furent enlevés du sol par la commotion. Sous leurs pas, la terre s'ouvrait; des tonnes de mitraille éclataient et faisaient de leurs corps, à tous, une véritable charpie. Il n'en est pas resté debout cinquante, parmi lesquels trente sont devenus fous. Mais le cas de celui que nous voyons là fut raconté par les survivants. Comme il est brave et connu pour tel dans le régiment, sa folie était singulière. Il reprochait leur lâcheté à ses compagnons déjà morts. Voyez-le. Il a entendu ce que je viens de vous dire. Plusieurs fois déjà, lorsque j'ai parlé de son cas devant lui, sa pauvre cervelle s'est mise au travail. Il va reconstituer, pour moi, la scène où a sombré son intelligence. Voyez...

En effet, le grand nègre, avec un rire atroce, le rire du fou, se mit à frapper d'une arme imaginaire, les arbres qui nous entouraient. Bientôt, ce fut le tour de ses deux gardiens qui se laissèrent faire pour ne pas l'exaspérer, sous l'oeil attentif du docteur.

— Bats-toi donc, canaille, mais bats-toi donc! criait-il aux choses et aux gens, en frappant à coups redoublés.

Puis ce fut le tour de fantômes insaisissables qu'il ramassait sur le sable de l'allée. Il les élevait à hauteur de sa tête et faisait le simulacre de les rejeter violemment à terre en leur criant des insultes.

— Lâches! Poules mouillées! Vous n'êtes pas capables de résister à ces Japs qui veulent vous réduire en esclavage! Tirez donc dessus, malheureux, tirez donc dessus, ou je vous sors les tripes du ventre, à tous! Ha! ha! ha!

— Et de fait, compléta le docteur, tandis que le malheureux fou, essoufflé, se laissait emmener vers le pavillon, il a perforé de sa baïonnette une douzaine de cadavres, après avoir apostrophé chacun d'eux pour lui reprocher sa couardise. Le médecin-major du régiment a insisté pour qu'on nous renvoyât ici, au prix de quatre journées de chemin de fer, de pauvres diables comme celui-ci. Il a bien fait. Ces noirs ne pourraient être nulle part mieux soignés qu'ici, au sein de leur petite patrie.


Illustration

Le malheureux fou perforait de sa baïonnette une douzaine de cadavres en
apostrophant chacun d'eux pour les exciter à combattre encore. (Page 402.)


— Dans ces Etats du Sud, observai-je en regardant fixement le ciel bleu comme pour y chercher les réminiscences d'un passé lointain... dans ces Etats du Sud, où vos ancêtres se montrèrent pour eux si barbares!

C'était en effet un sujet de prodigieux étonnement pour moi que la présence de ces quelques nègres parmi les malades de race blanche, dans un asile de la Caroline du Sud!

J'avais la tête farcie des épisodes qui ont caractérisé l'antagonisme irréconciliable des deux races. Je savais, depuis beaux jours, l'histoire de la guerre de Sécession, faite au milieu du XIXe siècle par les Etats du Nord aux Etats du Sud, à propos de l'esclavage.

Je n'ignorais pas, comme vous pensez, que l'accumulation des années n'a rien changé à l'aversion méprisante que le blanc professe en cette région des Etats-Unis pour le noir.

Tour à tour esclave, affranchi, libéré, proclamé citoyen, électeur au même titre que le blanc, le nègre des Etats du Sud avait bien failli coiffer un jour ses anciens maîtres de l'urne électorale renversée; mais je me rappelais aussi sans effort quelle revanche les créoles avaient prise sur la tourbe électorale noire; comme ils l'avaient, enfin de compte, rejetée dans la servitude, bourrée de coups, trop même, trop... Et les visions de tramways pour nègres, de quartiers spéciaux à eux affectés dans les villes, de méprisante catégorisation se succédaient devant mes yeux.

Le docteur devina quel étonnement provoquait, dans nos cerveaux européens, cette apparente incohérence.

— C'est vrai, dit-il avec bonté; nos traditions rigoristes sont loin. Non seulement nos hôpitaux et nos asiles d'aliénés sont ouverts aujourd'hui aux noirs comme aux blancs, en dépit de certaines répulsions...

Il se tournait vers miss Rosemonde qui s'était levée pour nous donner à tous le signal du départ, car le soleil descendait vite.

— Mais encore, vous voyez ces dignes demoiselles, filles des planteurs qui levaient le fouet sur leurs esclaves, soigner aussi tendrement qu'elles l'ont fait pour vous-mêmes, messieurs, les descendants des « bois d'ébène » de ce temps-là. C'est que nous sommes en pleine guerre, en pleine calamité publique, où le principe de la solidarité humaine doit faire taire toutes les rancunes et tous les préjugés...

— C'est aussi, ajouta miss Rosemonde très judicieusement, que ces pauvres diables n'ont pas marchandé leur sang à la patrie commune. La levée en masse des hommes de vingt à trente ans les atteignait comme nos frères, nos maris, nos fils, c'est certain. Mais avec leur poltronnerie souvent plaisantée, et grâce aux immenses territoires qui leur permettaient toutes les débandades et toutes les fuites, les nègres pouvaient donner au gouvernement fédéral des désillusions. Au contraire, ils ont marché comme un seul homme. Leur entrain, lorsque le régiment de cette région a quitté Charleston musique en tête, nous a fait quelque chose...

— Oui, compléta le docteur. J'ai vu ces dames et demoiselles agiter leur mouchoir et s'essuyer ensuite les yeux.

— Pensez donc, messieurs, interrompit miss Rosemonde. Tant de pauvres humains acheminés vers la mort certaine, immédiate, et quelle mort, encore une fois! Ceux qui ont survécu aux tueries de Black-River sans y perdre la raison sont aujourd'hui incapables de retourner à l'ennemi. En attendant qu'ils reprennent courage, nous considérons comme de notre devoir de soigner à l'égal des blancs les gens de couleur atteints par la folie. Est-ce juste, messieurs?

— Oh! mademoiselle, déclara Marcel avec un beau geste que j'approuvai. Si Mme Beecher-Stowe, votre immortelle autoresse, est quelque part dans l'air ambiant, sous la forme d'un esprit impondérable, sa joie doit être grande. Nous savons en Europe, autant que vous autres en Amérique, la brèche décisive qu'elle fit dans le mur de l'esclavage, avec son immortelle Case de l'oncle Tom...

Marcel possédait un assez joli coup de crayon. Avec je ne sais quel morceau de charbon ramassé dans le parc, il avait, tandis que nous causions, esquissé sur une feuille de papier soutirée à la majestueuse infirmière, un dessin que le docteur qualifia judicieusement de symbolique.

On y voyait une jeune ambulancière de race blanche assise au chevet d'un nègre.

Au-dessous, l'espiègle enseigne écrivit cette légende assez originale:


Une guerre chasse l'autre.


— Signez, je vous prie, demanda miss Rosemonde évidemment flattée.

— Je signe, mademoiselle, et je date. Et vous vendrez peut-être un jour — je le souhaite — cette ébauche très cher à un collectionneur de Philadelphie.

Nous étions arrivés au pavillon. Une surprise désagréable nous y attendait.

— L'autorité militaire, dit le Dr Campart, en lisant un papier qui lui fut remis par une estafette, vous réclame, messieurs, si toutefois le médecin du War Insanes Asylum vous juge suffisamment guéris. Que faut-il répondre?

Le bon docteur nous tendait la perche. Hélas! nous avions tous deux la même hâte de sortir de ce milieu où les hommes n'étaient plus des hommes, mais de pitoyables pantins.

Je le remerciai pour tant de sympathique sollicitude, et, le priai de répondre en quelques mots, qui disaient l'exacte vérité: « Nos deux pensionnaires français, complètement sains d'esprit, sont à la disposition du colonel commandant la place ».

C'était ce colonel qui nous réclamait.

Le soir, à cinq heures, une escouade du régiment nègre venait nous chercher.


Illustration

Le soir, à cinq heures, une escouade du régi-
ment nègre venait nous chercher. (Page 404.)



8. Prisonniers.

La nuit tombait. J'aimais mieux la demi-obscurité crépusculaire que le grand jour. Même à Charleston, il nous était désagréable de défiler dans les rues entre quatre hommes et un caporal, noirs ou blancs.

Après une marche de dix minutes le long de Meeting Street, la rue principale, plantée d'arbres, sillonnée de tramcars et fort animée, car le port restait très commerçant malgré la guerre, on s'arrêta devant la commandature: édifice quelconque, ancien entrepôt, pensai-je, où le colonel Lawson, retraité de l'infanterie, avait installé son quartier général.

Nous n'eûmes pas de peine à comprendre, aux écriteaux apposés çà et là sous les lampes électriques, dans les couloirs du vaste bâtiment, que l'Etat de la Caroline du Sud centralisait là pour la durée de la guerre tout ce qui se rapportait à l'effort militaire: recrutement, enrôlement, équipement des bataillons qu'on envoyait dans l'Ouest à la disposition des généraux nommés par le gouvernement central de Washington.

Les allées et venues des bureaux, à la commandature de Charleston, ne pouvaient évidemment se comparer au mouvement fiévreux qui caractérise dans nos grandes villes militaires d'Europe une installation de ce genre. Ce fut donc le plus bourgeoisement du monde, si l'on peut dire, que notre patrouille nous introduisit chez le colonel Lawson, au rez-de-chaussée de l'établissement.

Le caporal — je ne sais trop comment les Américains appellent le gradé qui tient chez eux ce rôle modeste — frappa doucement à la porte. Une voix brusque répondit en anglais.

Nous entrâmes dans le plus modeste des greniers à blé. A peine deux tables et dix chaises. Quelques officiers de la milice, improvisés comme le reste, nous regardèrent curieusement.

Le colonel, homme tout en poils grisonnants, du menton à l'occiput, avec des sourcils énormes qui se rejoignaient au-dessus du nez, était assis devant la table principale. Il nous fit comparaître au milieu d'un parfait silence. Parmi les papiers qu'il tenait à la main, dans notre dossier, comme on dit, j'aperçus les épreuves de nos portraits, celles du Herald, qui avaient servi pour la câblo-photographie dont avait parlé la détective en jupons.


Illustration

Le colonel Lawson était un homme tout en poils grisonnants.
(Page 405.)


— Vos noms, prénoms, qualités, professions?

Nous n'avions plus rien à cacher; au reste, il eût été imprudent de mentir.

Ayant comparé nos déclarations avec les pièces du dossier et les renseignements que le Herald avait publiés, au milieu d'un tas d'autres choses que j'eusse tant voulu connaître, car nous ne savions pour ainsi dire rien de ce qui se passait au dehors, le colonel Lawson nous interpella, sans courtoisie.

— Vous avez été trouvés en mer, voilà quinze jours, en compagnie d'un Japonais. L'enquête ouverte à ce sujet a établi que vous êtes les survivants de l'aérocar l'Austral militarisé à Londres par l'aéramiral français. Votre mission n'était pas belliqueuse à ses débuts, car l'Austral était un simple instrument d'information, propriété d'un journal de Paris...

— L'An 2000, risquai-je.

N'interrompez pas! Je ne vous demande rien. Je vous communique mes ordres.

Ce bourru me parut déplaisant; mais il fallait le prendre tel quel. Il continua.

— Pour des motifs que je n'ai pas à rechercher, vous avez fait acte de belligérants contre les troupes de l'empire d'Allemagne, notre allié; de plus vous avez personnellement combattu un sujet américain, l'inventeur Jim Keog, devenu en quelques jours aussi célèbre avec un seul appareil dû à son génie que jadis notre Edison avec mille. Les lois de la guerre sont formelles: vous êtes nos prisonniers. Il vous est interdit de quitter le territoire de cette ville sans une permission écrite que seul je peux vous délivrer, et que je ne délivrerai pas, n'ayant aucune raison de le faire. Je devrais vous enfermer; mais en considération des épreuves que vous avez subies dans les régions de la haute atmosphère, de l'ébranlement que ces raids extraordinaires ont provoqué dans votre organisme, je consens à vous traiter avec bonté.

— Merci, colonel, fîmes-nous à la même seconde.

Mais sans souligner cette politesse, fût-ce d'un geste, le rustaud continua:

— D'accord avec le ministre de la Guerre, je me contenterai de vous retenir à Charleston jusqu'à la fin des hostilités. Voulez-vous faire le serment de ne rien tenter pour quitter la ville avant cette échéance? En ce cas vous demeurerez ici prisonniers sur parole. Réfléchissez! Consultez-vous. Je vous donne dix minutes pour prendre un parti. Si vous acceptez cette proposition vous pourrez circuler librement dans la ville. Vos papiers et objets personnels, qui viennent de m'être remis, vous seront délivrés.

— Dans le cas contraire?... hasarda Marcel qui n'éprouvait guère plus que moi d'enthousiasme pour ce serment.

— Dans le cas contraire, je serai forcé de vous envoyer aux casemates de nos forts, sur la mer, et vous y resterez jusqu'à la paix. Choisissez.

Sur ce dernier mot le colonel Lawson signa quelques papiers, donna des ordres et alluma une cigarette. Nous nous retirâmes dans un coin de la pièce avec Marcel, pour délibérer.

Le serment, j'étais bien de son avis, n'avait rien de régalant. Jurer qu'on resterait des mois entiers à se tourner les pouces, dans les rues de Charleston, voilà qui n'était pas drôle!

D'autre part, moisir dans les casemates d'un fort voisin de la mer, en ce pays où les « fièvres de campagne » sont funestes aux Européens non acclimatés, ce n'était pas gai non plus. Quel parti prendre? Quelle solution choisir? Une grande désespérance nous envahissait.

— Que voulez-vous, mon ami, dis-je en fin de compte, la raison doit être la plus forte. Il faut subir ce qu'on ne peut empêcher. La belle avance quand nous irons jouer les Spartiates dans une cellule humide et malsaine!

Mais Marcel n'était pas plus convaincu que moi-même.

Prisonniers sans conditions, nous aurions au moins le droit de chercher à reconquérir notre liberté perdue.

Et avec quoi? Par quels moyens? Nous n'avions même pas dix centimes dans notre poche.

— Il faut signer le revers, Marcel, dis-je enfin. Il le faut! La guerre aura duré, pour vous comme pour moi, un peu moins de cinq semaines. Nous voilà en effet au 26 octobre. L'incident du sorbet date du 20 septembre. Comptez... Ce n'est pas notre faute si nous n'avons pu mieux faire...

— Certes.

— Nous n'avons pas failli à l'honneur.

— Fichtre, non!

— Il y a même peu de nos compatriotes qui aient fourni leur quote-part avec autant de générosité que vous et moi.

— Nous pouvons le dire.

— Alors?... Jurons?

Nous étions fort embarrassés. Il en coûtait à chacun de s'enchaîner par un serment.

— Quand nous aurons juré de rester là, dis-je, ce sera bien fini.

— Ne jurons pas.

Cette perplexité ne pouvait se prolonger. J'avoue que nous penchions tous les deux pour les casemates, à la fin des fins, plutôt que d'abandonner tout espoir de quitter Charleston avant la fin de la guerre, lorsqu'un ange sauveur se présenta sous les traits de notre excellent docteur Campart.

Il connaissait le colonel. Il venait voir ce qu'on faisait de nous. Mis au courant de la double proposition qui nous était présentée, il intercéda.

— J'approuve hautement que vous donniez à choisir à ces messieurs entre la liberté complète sur parole et la captivité. Mais l'internement ne vous semble-t-il pas d'une rigueur excessive? Ils n'ont pas d'actes répréhensibles sur la conscience. Ils n'ont pas espionné. Ils ont fait acte de belligérants? C'était leur devoir. Le peuple américain voit grand. Les jeter dans le cachot d'un fort paraîtra peut-être un peu mesquin.

Le colonel Lawson écoutait avec intérêt, ce qui me parut de bon augure.

— Pourquoi ne leur diriez-vous pas, poursuivit le docteur, comme cela se fait en des cas analogues: vous êtes prisonniers de guerre. On vous laissera libres de choisir votre habitation dans la ville, mais nuit et jour un factionnaire y montera la garde, à vos frais, bien entendu. De plus, nous vous ferons surveiller par la police. Sous ces réserves il me semble que la loi se concilierait avec humanité.

Bon docteur! Il parlait d'or!

Ses idées faisaient autorité, car le colonel Lawson changea de ton et même de physionomie.

— Soit, dit-il après avoir réfléchi. L'idée n'est pas inconciliable avec les règlements. Je l'accepte.

Nos mains étreignirent celles du docteur. Sous les réserves convenues, nous étions libres — libres dans Charleston — à partir de ce moment-ci! Libres! Il faut n'avoir jamais senti l'odeur humide de la prison pour ignorer tout ce qu'il y a de bonheur dans les premiers instants de la liberté reconquise.

Encore que la nôtre fût singulièrement limitée puisqu'elle s'arrêtait à la ceinture de villas qui entoure la ville, elle nous apparut comme le plus précieux des biens. On allait déambuler par les rues, respirer sans contrainte.

Sur un signe du colonel, la boîte qui contenait nos bibelots fut apportée. Nous y retrouvâmes nos portefeuilles, détrempés par l'eau de mer, puis séchés et jaunis, nos montres oxydées, vraisemblablement perdues, nos porte-monnaies, deux épingles de cravate, des boutons de manchettes. Enfin tout au fond j'aperçus un sachet japonais: le poison de Wami...

Je me reprochai aussitôt de ne pas m'être autrement préoccupé de notre camarade jaune. Timidement je demandai au colonel qui reprenait ses écritures s'il pouvait nous donner de ses nouvelles.

La réponse fut brève, mais suffisante:

Sur l'ordre du ministre on avait expédié Wami à Washington avec une escorte.

— Je suppose, ajouta le colonel, qu'on le garde là-bas pour contrôler des renseignements. C'est tout ce que je sais de ce nain.

Nous nous apprêtions à sortir lorsque la détective en chef du comté de Charleston fit son entrée. On échangea de petits saluts.

— Mais votre adresse? demanda le colonel sur une observation que la femme venait de lui souffler. Il faut qu'on l'inscrive ici, pour la surveillance d'abord. Il y a ensuite le factionnaire que vous relèverez chaque matin et chaque soir, Vous entendez, Elliott?

Le major Elliott, chargé des mouvements de la place, prit une note, attendant l'indication demandée.

— Hélas! colonel, déclarai-je, embarrassé devant cette première difficulté, nous ne demeurons encore nulle part.

J'inspectai vivement mon portefeuille. Aucune trace des billets de banque qui s'y trouvaient certainement, et assez nombreux, lorsque J'étais tombé à la mer.

Marcel fit la même constatation.

Interroger les porte-monnaies fut l'affaire d'un instant. Aussi vides l'un que l'autre! Etait-ce l'eau de mer, cette fois? Nous ne pouvions songer à l'hôtel dans un pareil dénûment. Et comment ferions-nous le lendemain, les jours suivants, ce soir-là même pour vivre, en attendant qu'on nous fit parvenir de France les subsides qui nous étaient nécessaires.

Le colonel eut alors une idée bien américaine:

— Je possède, dit-il, une très jolie maison toute meublée près de la rade, avec une vue superbe sur le château de Pinckney et la batterie de King's Street. On l'appelle Sumter Villa. La voulez-vous pour vingt dollars par jour? Cent francs! C'est pour rien. Je ne suis pas en peine, vous me paierez un jour ou l'autre. Vos familles ne vous laisseront pas longtemps sans argent.

Le docteur approuvait en riant.

Le temps d'échanger un regard avec Marcel et j'acceptai la proposition plutôt inattendue de ce colonel businessman.

Il avait raison après tout, et le premier moment de surprise passé, je me dis que nous serions heureux de l'avoir pour propriétaire.

Un planton nègre — le factionnaire pour la nuit — nous conduisit à Sumter Villa dans l'instant même, après que le colonel m'eut remis à titre de prêt un billet de cinq cents dollars.

— Il faut bien que vous viviez, ajouta cet homme pratique en nous souhaitant le bonsoir.

Le temps de remercier encore une fois le docteur, de nous restaurer dans un hôtel, et nous entrions bientôt, accompagnés de notre surveillant noir, dans la villa parfaitement éclairée. Car le colonel, sans perdre un instant, avait prévenu par téléphone la quarteronne qui faisait le ménage de l'habitation.

Elle avait un madras jaune sur la tête, et nous fit sa plus gracieuse révérence, en nous donnant du massa, massa, à tour de bras.


9. Sumter Villa.

Le réveil loin des fous, après une nuit d'excellent sommeil, fut magique.

A nos pieds s'étageaient des villas et des jardins en amphithéâtre. Au loin —pas très loin — la mer chaude et bleue, traversée par le Gulf Stream. Partout une végétation débordante, des arbres dont la verdure tardive était peut-être permanente. Nous étions transportés dans un coin de paradis.

L'Ashley et le Cooper, les deux rivières qui encerclent la ville de Charleston, comme l'Hudson et l'East River embrassent New-York, coulaient doucement vers la mer, entre des îles et de petites rives, autour des forts Ripley et Sumter, pour se mêler, par la passe de Beach, aux eaux de l'Atlantique.

Nous avions arrangé vivement une chambre à deux lits au premier étage, d'où nous aspirions à longs traits d'indéfinissables effluves par les fenêtres ouvertes.

La quarteronne logeait au dehors et notre factionnaire s'était installé au rez-de-chaussée.

Il était midi lorsque nous consentîmes à nous habiller ce jour-là.

Pour la première fois depuis longtemps je pouvais échanger avec Marcel Duchemin des idées sans contrainte.

— Et dire qu'il a fallu venir jusqu'ici, déclamai-je — sans amertume au surplus, car la bonne nuit nous avait remis à neuf — pour avoir le loisir de causer tranquilles! Ce n'était pas sous l'Elbe, dans le casque à trois vitres!...

— Ni entre l'Austral et le radeau qui flottait sur la Manche...

— Ni pendant la bataille aérienne du 4 octobre...

— Ni pendant la lugubre randonnée, au hasard des vents, à bord du même Austral, à bout de gaz...

— Ni pendant qu'on coupait les écoutes sur le Magnus Lagaboete...

— Pas plus que dans l'entrepont du Minnesota...

— Serait-ce par hasard au War Insanes Asylum?

— Hélas!

— Mais puisque nous voilà tiré d'affaires par suite de circonstances dont nous ne pouvons, en somme, que nous féliciter, hâtons-nous de reconnaître que notre joie commune est sincère. On sera ici comme des pachas!

Marcel alluma une cigarette et s'étendit dans une rocking-chair.

— Il me semble, dit-il avec volupté, que je représente un de ces princes russes comme il y en avait tant autrefois, et que je vis de mes rentes sur la Côte d'Azur, entre Cannes et Vintimille!

— Moi, répondis-je, quand on aura tout à l'heure absorbé le déjeuner que nous prépare la quarteronne du colonel, j'achèterai dans un bazar charlestonien du papier à lettres, des enveloppes, de l'encre, des plumes, et coetera, pour écrire à ma famille, au patron, et commencer une de ces séries d'articles qui compenseront enfin la pauvreté de ma collaboration. Car il faut bien le confesser, depuis l'Elbe, mon cher ami, les événements auxquels j'ai été mêlé se sont succédé si vite que je n'ai pas eu le temps de les fixer au vol. Les lecteurs qui s'en fiaient à moi n'ont pas été très bien servis.

— La mémoire est là, heureusement...

— Sans doute, mais ce sera du rétrospectif, disons du réchauffé. Si nous n'étions pas en guerre avec les Américains, pardi, ce serait bien simple! Un coup de câble, nous aurions en quarante-huit heures le Pactole dans nos poches, et j'expédierais en France une dépêche de douze ou quinze mille mots, ornée de la mention: à suivre... Mais ce n'est pas le cas. Rien à espérer du télégraphe. A nous donc les moyens primitifs de la marquise de Sévigné!

— Ils avaient du bon.

— Je n'en médis pas. Je trouve seulement qu'ils sont un peu lents aujourd'hui. Ainsi je vais écrire des lettres. Elles partiront quand?..

— Au premier jour.

— Pour?

— Pour New-York, ou mieux pour le Mexique! plus voisin de ces rivages. C'est même la seule route possible au cours d'une guerre des Etats-Unis avec la France et l'Angleterre. Du Mexique, la poste espagnole, italienne ou danoise acheminera nos lettres en dix jours. C'est mieux que rien.

On déjeuna — mal, mais ces pays américains sont insupportables aux estomacs français, trop amoureux de la bonne chère.

Après quoi on reçut les visites les plus inattendues: fournisseurs, banquiers, marchands de toute espèce venaient nous faire leurs offres de service. Aucun d'eux ne nous demandait si nous avions de l'argent comptant. Ils se doutaient bien qu'un jour ou l'autre nous recevrions d'Europe une somme suffisante pour les payer.

Aussi l'âpre concurrence qu'ils se faisaient nous amusait-elle.

Les importuns congédiés, nous prîmes rendezvous avec quelques négociants sérieux, pour remonter notre trousseau et nous habiller décemment. Sortis de la Sumter Villa en bourgerons de la marine américaine — nos frusques du Minnesota — nous apparûmes vers trois heures sur le port de Charleston vêtus en parfaits gentlemen. Un emporium où l'on trouve tout ce qui se vend, depuis les cure-dents jusqu'aux automobiles, nous avait équipés, nippés à miracle, et à crédit.

Un seul article nous était défendu, sur la promesse formelle que nous avions faite au colonel de ne pas chercher à en faire emplette: les armes.

Circuler dans les rues d'une ville américaine en temps de guerre sans un browning n'était qu'à demi raisonnable; mais je réfléchis que nous avions à nos trousses un agent mâle ou femelle de la police locale, dont le coût représentait bien quarante dollars par semaine, c'était plus qu'il n'en fallait pour assurer notre sécurité.

Ce premier jour nous fîmes avec une joie enfantine le tour de la ville sudiste —on l'appellera ainsi longtemps encore en souvenir de la guerre du Nord contre le Sud où elle joua un rôle si topique.

Le docteur Campart, rencontré aux abords d'un orphelinat magnifiquement situé au-dessus de la ville, près du beffroi, nous demande la permission d'y faire sa visite quotidienne et de nous rejoindre. Avec quelle joie nous le suivons, bientôt après, dans les principaux quartiers. Il les connaît depuis vingt ans qu'il est là.

Le panorama nous enchante. Le docteur le compare avec orgueil aux plus célèbres de notre littoral méditerranéen.

Le nombre incalculable des nègres nous stupéfie, encore que nous fussions édifiés de longue date sur le cas spécial de la Caroline du Sud.

— Oui, dit-il, notre Etat peut être considéré comme l'Etat noir de l'Union. Il n'y en a pas deux où l'on compte autant de nègres. Ils pullulent par ici. Est-ce la chaleur du Gulf Stream qui les attire? Un temps ils ont même submergé les blancs; mais ces dangers sont loin. En dépit des belles lois humanitaires qui font de ces nègres paresseux et ignares nos égaux devant l'urne électorale, nous avons trouvé le moyen de les mettre au pas. On leur demande de savoir lire et écrire, tout au moins, de ne pas vivre comme des animaux mais comme des hommes. Ils auront du mal à réaliser un tel programme, beaucoup de mal; alors nous avons repris le dessus.

Nous arrivions à la mer, par des routes pittoresques, surplombées de myrtes en bosquets et de palmiers.

— Voyez cette île, nous dit le docteur. C'est l'île Morris. Il y a là une batterie dont les canons — depuis 1861 on les a changés — ouvrirent les hostilités contre le Nord. Salve historique! Que de malheurs survinrent à la suite de cette attaque fratricide! La ville que vous voyez si riante aujourd'hui, si agréablement plantée d'arbres tropicaux, fut incendiée, ruinée par les fédéraux. Rappelez-vous Grant et Sherman, et Sheridan contre Lee, les abolitionnistes contre nos planteurs, partisans obstinés de l'esclavage... Tout cela est loin. La paix s'est faite et l'on s'est mis d'accord. Il faut bien que la paix vienne et que l'accord se fasse. Sans quoi la vie ne serait pas tenable. Voyez où court tout ce peuple?

Hommes, femmes et galopins, en effet, se dirigeaient vers une large place.

— C'est un meeting contre la prolongation de la guerre. Vous allez entendre ce qu'on en dit.

Nous assistâmes bientôt au plus curieux des défilés oratoires. Les énergumènes des deux sexes, devant dix mille personnes qui ne cessaient de les acclamer, demandèrent compte au gouvernement de Washington de sa légèreté.

— Gardiner, s'écria une femme accoutrée de façon baroque, mais toute rayonnante d'indignation, presque belle de fureur, notre président Gardiner est fou! Qu'on l'enferme au War Insanes Asylum de la capitale et qu'on fasse immédiatement la paix avec le Japon, la France et l'Angleterre! A quelles stupidités la manie impérialiste te conduit-elle, ô République de Washington et de Gouverneur Morris! Est-ce que nous sommes un peuple de sac et de corde? Avons-nous hérité de vingt siècles cette sorte de fièvre rouge qui porte les vieux peuples à boire goulûment le sang des autres humains? Non, nous sommes le peuple pacifique par excellence, le peuple neuf, celui qui n'a pas de frontières terrestres à défendre, le peuple qui ne doit admettre qu'un mode de règlement dans les contestations avec les autres: l'arbitrage, le peuple ennemi de la guerre!

Cette femme fut très applaudie et personne ne vint lui river son clou.

— C'était pourtant facile, opina Marcel.

— Vous n'êtes plus en Europe, nous dit le bienveillant docteur. Ici les gens s'enrichissent. Ils ne voient pas d'autre but dans la vie. Une guerre stupide comme celle-ci les arrête dans leur ascension vers la fortune; il n'en faut pas. Si nous avions débuté par des victoires, peut-être aurions-nous moins d'orateurs pacifistes et de meetings de protestation. Mais nous avons été battus, affreusement battus à Black-River. Vous allez lire les journaux ces jours-ci, pour vous mettre au courant... Vous verrez ce qui s'est passé là-bas, en Californie. Devant de pareilles hécatombes l'impérialisme des gens du Nord s'effondre comme un paravent sous la tempête.

Les dix mille manifestants hurlaient à tue-tête:

— Finissez la guerre!

Juvénile en diable, le docteur Campart fit chorus quand la procession d'usage passa devant nous.

— Finissez la guerre! cria-t-il par trois fois en agitant son chapeau.


10. Des bank-notes et une maxime.

Huit jours se passèrent ainsi, très vite.

Nous avions tout d'abord acheté des paquets de journaux, pour nous mettre au courant des événements qui s'étaient accomplis dans les deux mondes depuis le 4 octobre.

Nous y découvrîmes que ces trois semaines avaient été marquées en Europe par deux sanglantes batailles entre Français et Allemands. L'une avait pris chez nous le juste qualificatif de victoire n° 2.

L'autre, sans avoir la proportion d'une défaite, restait un de ces faits d'armes décevants où des deux côtés l'audace et la ténacité font rage, sans qu'un résultat positif soit acquis.

On inclinait plutôt, dans le Charleston Herald, à concéder la victoire dans ce troisième choc aux armées de l'Allemagne, parce que des corps bavarois et saxons avaient réussi à s'emparer d'un fort en Franche-Comté.

Au surplus les explications, venues de troisième main, par voie espagnole et mexicaine, manquaient de clarté. Les deux batailles se soldaient par 80.000 hommes tués, blessés ou disparus.

Disparus! Nous savions maintenant ce que le mot voulait dire dans toutes les armées du monde.

Un fait important s'était produit sur mer: les flottes anglaise et française avaient enveloppé vingt navires allemands à la hauteur de Flessingue et les avaient littéralement « ruinés », disait le journal carolinien.

Mais au prix de quels sacrifices! Deux mille hommes des deux marines alliées avaient péri.

Sept de leurs navires, de tonnages divers, étaient engloutis. On citait parmi les unités perdues deux cuirassés de vingt-quatre mille tonnes, deux croiseurs de premier rang, autant de moindres. C'était affreux.

Quant à la situation économique on se demandait, dans les « cercles bien informés », quelles catastrophes allaient à bref délai fondre sur l'Europe.

La famine et la ruine complétaient leur oeuvre en Allemagne; le commerce de l'Angleterre se poursuivait à la vérité sur les mers, grâce à l'alliance avec les Français et les Japs; mais on signalait des ferments de discorde inattendus aux Indes, au Transvaal, en Australie, au Canada, partout où l'Angleterre possédait de grandes et prospères colonies.

Des agents de dissociation et de révolte, soudoyés par les Etats-Unis et l'Allemagne, à moins que ce ne fût par maître Jap, se révélaient partout.

Il fallait s'attendre, disait-on, un peu vite peut-être, dans le Charleston Herald, mais avec une belle confiance, à voir la Grande-Bretagne aux prises, avant peu, avec une révolte générale de ses sujets d'outre-mer.

Au Nouveau-Monde, c'était bien simple, encore que les articles fussent là-dessus copieux au point de lasser notre attention par la minutie des détails: l'armée de l'Union avait été positivement chassée de Californie par les Japonais, le 8 octobre, à Black-River et sur toute la ligne de feu, qui avait occupé ce jour-là soixante kilomètres.

Les Japonais-résidents, constitués secrètement depuis des années en plusieurs corps d'armées offensifs, s'étaient augmentés de tout ce que la flotte nipponne débarquait au jour le jour le long des côtes.

Les flottes américaines, après un choc douteux, se tenaient partie dans l'ouest du canal de Panama, partie dans les parages de New-York, Philadelphie, Baltimore, où l'oncle Sam redoutait de recevoir, du jour au lendemain, la visite d'une escadre anglo-française.

Enfin les dernières dépêches signalaient le passage à Suez de dix-sept navires Japonais, qu'un amiral conduisait en Europe pour y prendre les ordres de l'Angleterre. Peut-être ces jaunes-là voulaient-ils s'avancer aussi à travers l'Atlantique et opérer à l'orient des Etats-Unis?

Quant à la levée en masse, elle présentait toutes sortes de difficultés depuis la déroute de Black-River, où les procédés de destruction à distance avaient littéralement abattu le courage des Américains.

« Si bien outillés que fussent ceux-ci, répétait le journal de Charleston, les canons et les mitrailleuses de toute sorte, automobiles et automatiques, terre à terre ou élevées en l'air sur des plate-formes mobiles, leur bravoure raisonnée, leur patriotisme par déduction (sic) n'avait pu tenir contre la folie guerrière de démons jaunes, qui dans une bataille ne cherchent pas tant à vaincre qu'à mourir noblement.

« Dans ces conditions la lutte paraît impossible; le nombre des déserteurs blancs est considérable; celui des noirs est inouï.

« Quant à la cohue des fous d'épouvante, elle a dépassé en nombre tout ce qu'on a publié.

« En Californie les Japs ont avancé beaucoup dans l'intérieur des terres.

« Maîtres de San-Francisco ils ont armé les trente mille Chinois plus ou moins valides — plutôt moins — de la célèbre Chinatown (*) et les ont lancés en avant, à coups de bâton, pour éclairer tant bien que mal leur route. L'ordre envoyé par le gouvernement de Washington aux habitants de toutes les villes de l'Ouest est le même: se replier vers l'Est sans essayer d'inutile résistance. La Californie entière passera ainsi, sans coup férir désormais, aux Asiatiques. C'est la part du feu. Ce sera l'indemnité de la guerre, qui ne peut pas durer dans de semblables conditions... »

(*) A San Francisco 30 000 Chinois vivent depuis de longues années dans une ville souterraine qu'on appelle Chinatown, où ils cachent leurs moeurs répugnantes, leur saleté et leurs vices.


Illustration

Batteries de mitrailleuses sur plates-formes mobiles.


Tout cela n'était pas fameux.

Quand nous avions digéré de notre mieux ces nouvelles fâcheuses nous nous livrions aux douceurs de la correspondance attardée.

En trois jours nous avions posté, à nous deux, soixante lettres viâ Vera-Cruz.

Puis c'étaient des promenades dans les rues de Charleston, sur le port, autour du champ de manoeuvres où pivotaient à tour de rôle les dernières recrues du 3e régiment noir carolinien, et — signe des temps! — une compagnie de riflewomen.


Illustration

Les fortes têtes de la section féministe avaient formé un corps combattant, du moins
qui ne désespérait pas de combattre, disaient gentiment ces dames. (Page 412.)


Oui! Une soixantaine de fortes têtes de la section féministe, jolies ou quelconques — beaucoup de jolies, toutes animées du sincère désir de se montrer devant le devoir patriotique les égales des hommes pour réclamer les mêmes droits qu'eux, avaient formé un corps combattant, ou du moins qui ne désespérait pas de combattre, disaient gentiment ces dames sans se laisser intimider par le récit des tueries à distance.

Obstinément férues de la marotte égalitaire, les soixante chasseresses de Charleston, équipées et armées comme de parfait tirailleurs, défilaient crânement, le chapeau mou sur l'oreille, la jupe courte serrée à la taille, le pantalon dans les bottes. C'était du pur opéra-comique, et il me paraissait souhaitable que l'instruction de ces dames et demoiselles par de vieux sous-officiers traînât en longueur.

De cette façon, disais-je, elles vivront jusqu'à la fin de la guerre, qui ne peut tarder, avec l'idée qu'elles vont un jour ou l'autre donner leur sang pour la patrie.

— Et nous, ajoutait Marcel qui s'informait volontiers des heures d'exercice, nous avons chaque jour, jusqu'à la fin, un gentil spectacle pour nous rincer l'oeil.

Ajouterai-je que mon jeune compagnon, connu par toute la ville comme un officier de la marine française, était regardé par les misses en tenue de campagne avec un évident désir de mériter son approbation?

Quand on nous voyait à l'exercice, c'était une émulation sans pareille.

Notre existence menaçait de s'écouler ainsi, monotone, coupée de thés tardifs, entre sept et neuf heures, chez le docteur Campart, où nous retrouvions Miss Rosemonde et plusieurs dames de la Croix-Rouge, lorsqu'un incident singulier, suivi d'autres, combien mouvementés, vint bouleverser la tranquillité de notre vie.

Un matin, le facteur me remit une lettre chargée. Mieux vaudrait dire une enveloppe chargée, car de lettre il n'y en avait point. L'enveloppe contenait mille dollars en bank-notes.

Je la retournai en tous sens. J'examinai l'un après l'autre les billets de banque. Rien qui pût expliquer ce que signifiait cet envoi d'argent.

Le timbre de Philadelphie fut le seul indice que j'y relevai.

Le même jour, vers midi, comme je terminais un état de nos comptes débiteurs chez les commerçants de la ville, sans oublier le colonel Lawson, Marcel, debout sur la terrasse, d'où il regardait la mer, fut appelé par un sifflement bizarre.

Il s'approcha des balustres, regarda en contrebas et vit un négrillon qui lui faisait des signes incompréhensibles d'un bras plusieurs fois agité, comme s'il se fût agi de lancer une pierre.

Ce fut en effet une pierre qui tomba bientôt à ses pieds.

Elle était enveloppée dans un papier sur lequel ces mots avaient été tracés d'une grosse écriture, en bon anglais: Celui qui se libère de ses dettes est toujours prêt à partir...

Surpris, mon compagnon chercha des yeux le négrillon, mais il ne vit plus rien.

Ou plutôt il vit à sa place quelqu'un dont la présence lui déplut: la première détective, qui à l'encontre du colonel, paraissait prendre au sérieux, beaucoup trop, la surveillance de Sumter Villa et de ses locataires.

En effet, alors que le régiment nègre nous envoyait chaque matin et chaque soir un factionnaire avec qui nous n'échangions jamais un mot, car le soldat se contentait de faire son service, autrement dit de veiller à ce que nous fussions chaque soir rentrés à neuf heures — c'était convenu avec le colonel, — la police nous assommait par la diversité des surveillances qu'elle pratiquait derrière nos pas. Partout nous devinions la main de Miss Taylor, car cette singulière moucharde, comme l'appelait Marcel avec dédain, était demoiselle. Tantôt elle nous faisait suivre par un homme de son service; tantôt c'était par quelque personne étrangère. Plus d'une fois elle nous apparut elle-même, à quinze pas, dans l'exercice de ses fonctions, nous guettant du coin de l'oeil.

Que faisait-elle là, sous nos balcons, à la minute où un négrillon nous envoyait c'était bien clair, un avertissement qui se comprenait tout seul: Celui qui se libère de ses dettes est toujours prêt à partir?...

— Parbleu, fis-je, c'est une parole que nous devons comprendre. Elle veut dire qu'on se prépare à nous tirer d'ici. Cet envoi d'argent, parfaitement anonyme, se relie au billet. Mais qui peut ainsi nous inviter à prendre des précautions utiles?

— Wami.

— J'allais le dire. Du reste il n'y a que lui qui nous connaisse en ce pays.

— A moins que ce ne soit un piège, car le pauvre Jap doit-être loin.

— Tendu par qui?

— Par Miss Taylor.

— Dans quel but?

— Sait-on jamais? Méfions-nous!

— Sans doute, mais payons aussi.

— Ces deux incidents, de la lettre chargée et du caillou, également chargé, me mettent les fourmis aux jambes, dit Marcel, déjà parti pour l'escapade.

Exécuteurs fidèles de ces instructions bizarres, un peu naïfs même, Car nous eussions dû graduer, et mettre plusieurs jours à désintéresser nos créanciers, nous payâmes à chacun ce qui lui était dû.

Est-il nécessaire d'ajouter que le petit commerce local était désormais à nos pieds?

Quant au colonel Lawson, il nous félicita d'avoir été si vite secourus par nos familles. Ayant encaissé trois mois d'avance que je tins absolument à lui verser, il nous honora d'une poignée de main significative.


11. La fuite.

Pendant quarante huit heures nous attendîmes une explication qui ne vint pas. Réduits aux suppositions, nous tombions bientôt d'accord pour donner, comme on dit, notre langue aux chiens, lorsque tout s'éclaira.

Un soir — c'était le samedi 7 novembre, le douzième jour de nos « arrêts de rigueur » avec sentinelle à la porte, la quarteronne qui faisait le ménage ne put venir comme à son ordinaire. Elle était malade.

Une négrillonne se présenta de sa part au factionnaire, vers huit heures, et nous demanda, d'en bas, si elle pouvait monter au premier étage, pour expliquer le cas.

— Mais certainement, cria Marcel, en interrompant une correspondance, certainement!

Un pas léger se fit entendre dans l'escalier, combien différent de la démarche pataude de Maria, notre camériste.

Je lisais un journal à côté de Marcel. Au coup discret frappé à la porte de la chambre, je répondis par un: Entrez! énergique.

La négresse qui venait remplacer Maria était si mince, si menue que nous la regardâmes deux fois, l'un après l'autre.

Un peu gênée, sans doute, par ses nouvelles fonctions auprès de deux Massas d'importance comme nous, la gamine — elle n'indiquait pas plus de treize ans — s'arrêta au seuil de la porte.

Sa figure tout à fait noire, d'un noir de Gambie ou de Guinée, était à demi couverte par un tas de cheveux crépus que rabattait coquettement sur ses yeux le madras traditionnel, jaune et rouge.

— Ferme la porte, mon enfant, dis-je avec une bonté que commandait la circonstance, et dis-nous de quoi souffre cette bonne Maria.

La négrillonne pivota sur ses talons, ferma la porte doucement, puis plus doucement encore, dans un manège que nous regardions avec surprise, elle s'avança, bien éclairée par les lampes électriques.

Arrivée devant moi, elle fit une grande révérence. Vers Marcel elle en fit une autre.

Puis, revenant à moi, la singulière suppléante saisit tout d'un coup entre ses doigts le madras qui couvrait sa tête, tira dessus avec force, ce qui fit que tous ses cheveux crépus, réunis en perruque, l'accompagnèrent.

Nous avions devant nous la tête sournoise de Wami, barbouillée de noir.

D'un geste malin le lieutenant nous faisait signe de ne pas le trahir en criant trop fort. Le factionnaire du rez-de-chaussée pouvait donner l'éveil à la police.

En vérité, il semblait impossible qu'un Jaune fût à ce point grimé en noir!

On eût confondu dix fois celui-là avec une vraie négrillonne. C'était extraordinaire d'exactitude.

Avec quelle joie on échangea des poignées de mains! Wami à Charleston! Mais comment?

Pour qu'il eût pris ce déguisement il fallait qu'il eût le désir, le besoin de nous voir. Sûrement il apportait du nouveau.

— L'argent par la poste? interrogea aussitôt Marcel à demi-voix.

— C'est moi.

— Le billet par le balcon?

— Moi.

— Et miss Taylor?

— Méfiance!

— Voyons, collègue jaune de mon coeur, d'où viens-tu?

— De Philadelphie.

— Qu'est-ce que tu faisais là?

— Un plan d'évasion.

— Pour toi?

— Pour nous tous.

— Et que dit-il ce plan?

— Qu'il faut sortir d'ici.

— Quand?

— Ce soir.

Banzaï! Ce soir même, dis?

— A neuf heures.

J'avoue que nous étions troublés.

Non pas que la perspective d'une fuite nous fût désagréable; au contraire! Mais c'était si brusque, si prompt!

Ce soir même?... Diable!

— Et par où, demandai-je à mon tour, espérez-vous, Wami, nous faire sortir d'ici?

— Par la porte, commandant!

Il dit cette courte phrase avec l'air enjoué qui nous amusait tant à bord de l'Austral.

— Mais le factionnaire?

Pour toute réponse, le lieutenant sortit de sa poche un poignard dont la seule vue me donna le frisson.

— Wami, déclarai-je avec sincérité, je veux bien m'associer à une tentative de ce genre, et je ferai tout mon possible pour qu'elle nous réussisse, mais à la condition que vous ne vous serviez pas de cette arme contre le pauvre diable qui monte la garde en bas...

— Vous aimez mieux qu'il vous fusille au passage?

— Non, mais un meurtre est-il indispensable pour accomplir un projet de ce genre? La ruse y suffira. On peut l'endormir, ce nègre, le bâillonner, à trois que nous sommes... Pourvu qu'il ne nous arrête pas, c'est l'essentiel.

— Il nous dénonce au petit jour, et l'on nous reprend. C'est une idée...

Sur les traits du Jaune peint en noir aucune contraction n'était visible, mais la crispation de ses lèvres et l'expression de ses yeux. disaient une fois de plus la pitié que lui inspiraient nos sentiments humanitaires.

Quand je dis: nos, j'exagère, car Marcel ne paraissait guère partager ma sensiblerie.

— Qui veut la fin veut les moyens, grommelait l'enseigne. Nous avons un factionnaire à la porte: il faut le tuer, si nous voulons passer dessus. Autrement, restons ici. Couchons-nous, même! Voici l'heure.

Wami cherchait à concilier, sûrement. Il réfléchit puis, me confiant le poignard, déclara:

— Puisque vous le voulez, commandant, on s'arrangera pour se passer de ce bijou!

— Vous me le promettez?

— Prenez-le. Vous me le rendrez au dehors.

Satisfait, je glissai l'arme dans ma poche.

Questionné sur les détails de l'opération que nous allions tenter, le Jap ne voulut pas répondre explicitement.

— Avez-vous confiance en moi?

— Certes.

— Alors promettez-moi de me suivre. Vous verrez que tout ira bien.

— Mais... demandait Marcel, dis au moins ce que tu comptes faire de nous, animal! Comment nous enlèves-tu? En aéroçar? En sous-marin?

— Ce soir, à neuf heures dix minutes, derrière le Grand Hôtel du Gulf-Stream, nous trouverons une automobile. Elle y est déjà...

— Huit heures trente-cinq, déclarai-je après avoir vérifié.

— Oui, elle y est déjà.

— Ne vous étonnez pas de la voir occupée par deux conducteurs nègres. Ceux-là vous sont aussi dévoués que moi.

— Où veux-tu aller dans ce pays où les routes sont inconnues?

— Inconnues, les routes? Cher collègue, c'était bon en 1907, cette objection-là. Mais depuis trente ans les Américains ont fini tout de même par où ils eussent dû commencer. Il y a des routes à présent dans leur pays. Exemple celle que nous allons suivre à faible distance de la côte, dans le Sud, jusqu'à l'embouchure d'une rivière, la Savannah, qui sépare l'Etat où nous sommes de la Géorgie...

— C'est tout?

— C'est tout ce que je suis autorisé à vous dire.

— Ah! monsieur en tient pour le mystère?

— Notre succès est à ce prix. En tout cas, j'ai l'ordre formel de vous tendre la main et de vous conduire au navire de salut...

— Il y a un navire?...

Marcel ouvrait de grands yeux, précisément comme s'il eût compris.

Mais sûrement il ne comprenait pas plus que moi-même.

— Je vous prie, gentlemen, intercédait l'officier en enlevant les oripeaux qui recouvraient ses habits de petit homme. Je vous prie... Partons! Partons!

La décision à prendre ne comportait pas de délais.

Nous avions, l'un et l'autre, une confiance justifiée dans l'adresse de Wami autant que dans son audace.

— Partons, dis-je alors en endossant un pardessus.

Marcel faisait de même. Nous n'abandonnions au colonel, notre propriétaire, rien de bien précieux.

Il avait touché tout son loyer d'avance; nos fournisseurs étaient payés; aucun scrupule de quitter Sumter Villa et Charleston. En route, donc!

— Et la quarteronne? fis-je.

— Elle a mal au coeur, répondit Wami en éteignant les lampes après s'être débarbouillé. Je lui ai fait boire une tasse de thé.

— Mais ses gages?....

Comme toujours je me préoccupais, au moment dramatique, de tout petits détails; c'est que je suis troublé à la seule pensée de léser quelqu'un.

— J'ai déposé dix francs sur sa table, dit-il. Elle comprendra, au réveil, que c'est votre carte de visite.

— Allons, P. P. C. chuchota Marcel dans l'ombre. Descendons! Il s'agit de passer devant le factionnaire sans histoires. On doit être rentré à neuf heures; il n'est que huit heures cinquante, nous sommes encore libres de sortir quelques minutes. Si c'est une bonne bête, il ne dira rien.

— Si miss Taylor a causé, ce sera le contraire, repartit le Japonais sur le même ton. Voilà deux jours que je suis caché dans la ville; je l'ai espionnée à son tour, celle-là. Elle vous surveille avec une persistance inquiétante. On dirait qu'elle se doute de quelque chose. Elle est arrivée comme je venais de lancer la pierre, l'autre jour... Enfin nous jouons la partie, n'est-ce pas? Allons-y!

On descendit l'escalier sans hâte, comme des gens qui vont se promener.

Je marchais le premier, Marcel Duchemin le second.

Wami se dissimulait derrière prêt à tourner le commutateur de la lampe qui éclairait le vestibule au cas où le nègre demanderait des explications.

La fatalité, ou les conseils de miss Taylor, voulurent qu'il en demandât.

Dès qu'il nous aperçut, le factionnaire, un grand et fort garçon de vingt à vingt-cinq ans, s'étonna de nous voir sortir à pareille heure.

Son fusil à la main, il s'avançait sur la terrasse pour nous barrer le passage.

Je balbutiai des explications; Marcel fit de même.

Je montrai ensuite une pièce d'or; mais, par un phénomène aussi regrettable qu'imprévu, la dignité de notre gardien s'offensa de cette tentative corruptrice.

L'instant me parut d'autant plus critique que notre noir, résolu à observer la consigne, se préparait à crier.

Alors se passa une scène effroyable.

La dernière lampe s'éteignit; un rayon de lune lui succéda, mettant sur le soldat noir, qui allait hurler quelque appel, son nimbe de lumière bleuâtre.

Aussitôt nous vîmes le Japonais se jeter comme un chien à la gorge du nègre.

Devant cette agression d'un gamin qu'il croyait être quelque boy chinois, l'autre avait hésité.

Wami, lui, n'hésitait pas.

Sans le secours d'aucune arme, pour rester fidèle à la promesse que je lui avais extorquée, il exécutait le factionnaire récalcitrant à la façon de son pays.

De ses dents aiguës comme celles d'un petit dogue, il le saisissait violemment à la gorge.

Nous l'aperçûmes, sous le rayon de lune, qui s'acharnait à l'assaut de ce grand corps, les mâchoires enfoncées dans le cou de sa victime.

Un hoquet de douleur, la chute à terre d'un fusil...

Puis la sentinelle roula sous le petit cannibale, qui ne lâchait pas le morceau.

Enfin — il ne s'était pas écoulé vingt secondes, mais ce spectacle me paraissait affreusement long et sauvage — le Jap satisfait se releva, inondé de sang.

Du balcon, il envoya dans le jardin un long jet de salive rouge, qui me fit songer aux chiques de bétel dont les Jaunes sont si friands.

— Filons! dit-il à voix basse. Ce moricaud nous a fait perdre un temps!...

Par les rues désertes qui longent les villas de la mer, nous arrivions bientôt à l'endroit désigné.

La voiture y était, avec ses deux nègres. Nous y montâmes lestement et l'on se mit en route, toutes lanternes allumées, pour ne pas risquer d'altercations avec la police.

Jamais encore aucune émotion ne m'avait « cassé les reins » comme celle que j'éprouvais depuis quelques minutes.

On roulait dans une voiture découverte très basse.

Marcel était assis à côté de moi, le petit Wami en face.

Mais au fond de la demi-obscurité lunaire qui enveloppait les choses, je ne voyais qu'un tableau, toujours le même, et blafard, atroce: Wami sautant à la gorge du soldat noir, lui coupant la carotide avec ses dents de chimpanzé, et envoyant au dehors le sang dont il avait la bouche emplie.

Oh! ce jet de salive rouge!...

Allions-nous, par une fugue habile, réussir à dépister la vigilance de la police charlestonienne?

Anxieux autant que moi-même, Marcel m'interrogeait à voix basse.

— Tu ne le penses pas, lui répondis-je. Je ne peux pas le croire; ce serait trop beau, si nous nous tirions de là sans accrocs!

Les pressentiments ne m'avaient pas trompé.

FIN

Lire dans le prochain fascicule:
LA GUERRE INFERNALE, No. 14. La croisière du "Krakatoa".

Imp. de Vaugirard. H.-L. Motti, Dir.

Le Secrétaire Gérant: A. Vavasseur

Albert Méricant, Éditeur. — Rue du Pont-de-Lodi, 1, Paris (6e)


GRAND CONCOURS DE LA GUERRE INFERNALE?

Après avoir offert à nos lecteurs assidus la prime du Croiseur aérien, nous avons pensé à les remercier du succès toujours grandissant, qu'ils ont bien voulu nous assurer et de la faveur avec laquelle ils ont accueilli nos efforts pour les satisfaire, en les intéressant doublement aux successives péripéties de La Guerre Infernale par un Grand Concours dont les données très simples sont les suivantes:

Répondre par un seul mot à chacune des cinq questions contenues dans le bulletin ci-dessous:

Bulletin de Concours

à découper, plier suivant les lignes indiquées, coller, cacheter, affranchir à 10 centimes, et envoyer à l'adresse indiquée au dos, avant le 1er juillet.

Grand Concours de la "Guerre Infernale"

Aux dix dernières pages du 30e fascicule de la publication, paraissant le 16 août 1908

1° La paix définitive sera-t-elle conclue?

2° Tom Davis sera-t-il vivant où mort?

3° Pigeon sera-t-il vivant où mort?

4° Miss Ada sera-t-elle mariée?

ENFIN:

(Question ne comptant pas dans le classement, mais destinée uniquement à départager les ex aequo.)

5° Dans quelle ville le narrateur se trouvera-t-il au moment où il commencera de raconter les événements qui feront l'objet du 30e fascicule?


Les réponses peuvent être envoyées dès à présent ou, si l'on préfère, après la publication et la lecture de quelques fascicules encore; mais avant le 30 juin au plus tard, dernier délai.

Les lettres qui seraient timbrées au départ du 1er juillet seraient considérées comme nulles et non avenues.

Le 30e fascicule devant paraître le samedi 15 août, il est nécessaire que le concours soit clos six semaines avant cette date.

Aucune lettre ne sera ouverte avant le 17 août. Ainsi les concurrents pourront-ils être absolument assurés que l'auteur n'aura pu modifier la contexture du 30e fascicule d'après le sens des réponses reçues. Pour garantir d'ailleurs l'absolue sincérité des opérations, l'ouverture des plis fermés se fera, le 17 août, en présence d'un huissier qui constatera par acte authentique qu'aucune des lettres n'aura été décachetée. Les concurrents qui craindraient les indiscrétions par transparence peuvent glisser un papier fort dans le bulletin plié, avant le collage, pour en assurer l'opacité.

Le classement général ne sera basé que sur les réponses aux 4 premières questions. Les bulletins comportant le même nombre de solutions exactes seront classés ensuite à l'aide des réponses à la 5° question et voici comment: nous n'espérons pas bien entendu qu'un grand nombre de concurrents devinent exactement la ville où se trouvera le narrateur au commencement du 30e fascicule. Mais ils pourront du moins, par déduction, imaginer la région approximative où se trouvera cette ville. Plus la distance de celle qu'ils auront indiquée à la ville véritable sera courte, meilleur sera leur classement partiel. Ainsi, en supposant que Chandernagor soit la ville exacte, celui qui aura répondu Bombay sera classé avant celui qui aura répondu Stockholm ou Dakar.

La liste des prix affectés à ce concours paraîtra dans le n° 18 de La Guerre Infernale.

Enfin, en raison de la longue durée de ce Grand Concours nous offrirons à nos lecteurs pour les faire patienter, plusieurs petits concours dans l'intervalle.

Dans le numéro 14 paraîtra le premier de ces Petits Concours.




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