Roy Glashan's Library
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A l'issue du banquet qui a clôturé les séances de la périodique conférence de la Paix, à La Haye, la guerre éclate tout à coup entre l'Allemagne et l'Angleterre. La France s'y trouve bientôt mêlée et l'Europe presque toute entière s'embrase.
Les Allemands font sauter Belfort à l'aide d'une mine creusée en hâte. Un ballon ennemi, à peine entrevu, lance même, au-dessus de l'arsenal du Mont-Blanc, où s'exercent dans le plus grand secret, nos dirigeables et nos aviateurs militaires, une bombe explosive qui cause les plus grands ravages.
Le correspondant du grand journal parisien l'An 2000 assiste à tous ces préliminaires de la lutte gigantesque... Autorisé à accompagner dans l'Est notre flotte aérienne, commandée par l'aéramiral Rapeau, ministre de l'Aérotactique, il raconte successivement l'incendie de Munich, la destruction des trains de secours expédiés pour tenter de sauver la ville, puis l'escale de ravitaillement en pleine campagne.
Quelques aérocars donnant des signes de fatigue, l'aéramiral a décidé de prendre du gaz à Augsbourg, ville ouverte dont il reçoit la soumission par téléphone sans fil, à cent cinquante mètres dans les airs. Il forme un camp, regonfle au gazomètre ceux de ses ballons qui sont affaiblis, sous la responsabilité du bourgmestre et du général qui commande les douze cents hommes de landsturm restés dans la place. Mais une tempête d'équinoxe succède au beau temps. La situation devient critique. La citadelle d'Ulm envoie des secours: la flotte les mitraille, non sans endommager dans la bagarre l'une de ses plus grosses unités. Le désordre est porté à son comble par l'arrivée foudroyante d'un aérocar mystérieux, qui saisit le narrateur dans un filet aux mailles d'acier et, l'envoie à travers l'espace.
Il est inutile que je demande à mes lecteurs si jamais pareille sensation d'épouvante fut par l'un d'eux ressentie.
Jamais, n'est-ce pas?
Ils ont pu rouler sous les chasse-pierres d'une locomotive arrêtée à temps, tomber à la mer, ou sur les rails d'un tramway à la seconde où le véhicule automoteur arrive à toute vitesse, ou encore, choir d'un étage dans la rue, d'un glacier dans quelque précipice.
De ces abominables minutes ils ont conservé, avec la vie miraculeusement sauve, un souvenir qui n'a certainement rien de réjouissant.
Ils ont vu, comme on dit, la mort de près; et si quelque démon venait, par impossible, leur offrir cent mille francs pour les décider à revivre ces catastrophes, heureusement atténuées, ils repousseraient avec une sauvage énergie les présents du tentateur.
Or, il ne fut question pour eux, en ces circonstances, que de courts instants.
Si atroce qu'elle eût été, leur minute d'angoisse ne fut qu'une minute, une seule, pas même...
Tandis que moi! J'estimai à une grande heure le délai qui s'écoula entre mon départ de terre, si stupéfiant, si insolite, et ma rentrée dans un endroit clos et couvert où je retrouvai figure humaine, tandis que la raison et le raisonnement s'accordent aujourd'hui pour donner à ce délai une durée de deux minutes au maximum.
Ah! je pensai en vérité, ce jour-là, que mon supplice — car c'en fut un atroce — ne finirait jamais.
Tout d'abord je n'y crus pas. Je n'osais comprendre. Il me semblait que la tortue noire, en passant tout près de terre, en raclant l'herbe avec cet étrange appendice qui m'avait fouetté de ses mailles froides comme l'acier — c'en était bien — n'eût fait que m'effleurer, me meurtrir.
J'étais pelotonné, dans la position dite du chien de fusil, sous l'averse qui continuait à tomber très droite, en pluie d'orage.
A présent la nuit était venue; et, avec la nuit le tonnerre. Juste au moment où je me sentais saisi par le filet du Corsaire Noir, un éclair me contraignit à fermer les yeux tant il était effroyable.
Je ne vis autour de moi que la décharge électrique, une coloration des choses en violet, l'instant d'un millième de seconde.
La tête appuyée sur le bras droit, protégée contre la pluie par le bras gauche, je m'imaginais être couché dans la boue liquide, comme Rapeau et Tom Davis, sur le sol de Koenigsdorf.
Mais bientôt le courant d'air glacial déterminé par la marche rapide de l'engin qui m'emportait me fit réfléchir, de même que le grand silence du vide.
Je sentais très nettement que mon corps était déplacé dans l'espace, loin des bruits de la terre qui tout à l'heure encore me bourdonnaient aux oreilles, et au-dessus de moi, à quelques mètres, j'entendais des voix d'hommes se mêler aux ronflements pressés d'un moteur dont la tonalité m'était tout à fait inconnue.
Autant j'étais transi par le courant d'air en question et par l'eau, dont mes habits étaient imbibés comme une éponge, autant je sentis mon cerveau surchauffé chercher, comme on dit, midi à quatorze heures pour ne pas reconnaître que j'étais bel et bien emmené dans les airs, au fond du filet d'acier, par le Corsaire Noir dont Rapeau et Tom Davis niaient encore l'existence — contre moi — à l'instant où il émergeait de la nuée pour fondre sur eux.
Je me disais naïvement: si tu acceptes cette version tragique, mon pauvre ami, c'en est fait de toi! Tu vas tomber de ce filet sur un clocher quelconque, et de quelle hauteur! Tu vas mourir dans quelques minutes, comme Wang. Non, c'est absurde, impossible. Ton esprit est le jouet d'une hallucination....
Je me rappelle que de la main gauche je tâtais alors les mailles du filet. Elles étaient bien à leur place, autour de mon corps qu'elles soutenaient au-dessus de l'abîme. Il n'y avait plus à douter.
Cette constatation me rendit absolument veule, indifférent presque aux contingences ultérieures, à la vie même. Je ne pensai plus qu'à la façon atroce dont j'allais tomber, et mourir.
L'idée ne pouvait me venir, et elle ne me vint pas, que ces mailles d'acier eussent été placées là pour happer des humains au vol.
Je ne cherchai pas, je l'avoue, à m'expliquer leur destination autrement que par un besoin de protéger la tortue contre les projectiles envoyés dans ses flancs, à la façon dont on défendit autrefois, aux débuts des torpilleurs, les cuirassés de haut bord avec les filets Bullivant.
On eût dit alors que les vaisseaux de guerre allaient à la pêche, lorsque leurs éperviers protecteurs étaient hissés au-dessus de l'eau.
Je me dis que j'étais tombé par hasard, par ma faute puisque je n'avais pas voulu imiter les autres, dans les mailles de ce filet protecteur; qu'elles m'avaient enveloppé, enlevé comme elles l'eussent fait d'une poule, d'un chien ou de canards rencontrés au moment où elles balayaient le sol, et que le même hasard qui m'avait fait entrer dans ce « ramasse-piétons » improvisé ne tarderait pas à m'en faire sortir, sans que personne pût venir à mon secours.
À qui en aurais-je demandé, du secours?
Au-dessus de ma tête les gens de l'engin ultrarapide ne savaient certes pas que leur filet eût cueilli un homme. Comment pouvais-je songer à les informer de ma présence? Je me recroquevillais au-dessous d'eux dans mon berceau de fortune; ils ne pouvaient m'y apercevoir. Il m'eût fallu quelque gaule, longue de trois mètres au moins, pour frapper sous la quille de leur poste et les avertir que j'étais là.
Comme je comprenais que tout appel à un sauvetage possible m'était interdit, le découragement fut tel dans mon pauvre individu que de grosses larmes me montèrent aux yeux.
Une question me hantait désormais: comment et sur quoi tomberais-je, lorsque dans un temps plus ou moins long, dans deux minutes, dans quatre, sous quelque inclinaison brusque de l'appareil volant, il me faudrait tomber?
Dans un champ? Sur les arbres d'une forêt? Au milieu d'un lac ou d'un fleuve?
La mer était loin; mais la vitesse dont l'engin ravisseur était animé me parut telle que je pensai tout de suite à l'Adriatique.
Tomber dans la mer! Mourir noyé! Et de quelle hauteur!
Si le singulier aérocar qui m'emmenait, ainsi qu'un ballot, à l'aventure, descendait à quelques mètres au-dessus de la mer, la chute ne serait pas trop horrible; sa brièveté ne changerait rien, au surplus, aux supplices qui m'attendaient sous les eaux...
Subitement mon effroi changea d'objet je ne voyais plus la mer, ni l'eau d'un fleuve ou d'un lac. C'était pis.
Je voyais les toits d'une ville, les rues, les dômes, les réverbères, des tas de choses pointues sur lesquelles mon pauvre corps allait brutalement s'ouvrir et se couvrir de douloureuses blessures, qui n'amèneraient peut-être pas la mort très vite, comme je le souhaitais à présent pour que ce fût plus tôt fini.
Au milieu de mes angoisses folles, une idée fixe revenait, je m'en souviens très bien aujourd'hui; elle les dominait.
Je voyais se dresser au-dessous de moi des paratonnerres et encore des paratonnerres de monuments très élevés, de cathédrales surtout.
Oh! les paratonnerres! Il me semblait que j'allais être affreusement empalé sur celui de la cathédrale d'Anvers. Puis c'était celui du Dom d'Augsbourg, avec son drapeau blanc.
À l'instant où je me disais pour la centième fois: je vais tomber, je vais tomber, je tombe... une indicible: épouvante me saisit.
Le filet avait remué. Au lieu de rester immobile, le bâti qui le supportait venait de craquer à mes oreilles. Ses deux bras latéraux allaient agir. C'en était fait, leur inclinaison de cinq centimètres seulement vers le sol et j'étais précipité.
Quelle fut ma surprise, — je n'osais encore aller jusqu'à la joie — lorsque je les vis, au contraire, se redresser!
Oui, ils se redressaient; ils rappelaient vers le poste le filet d'acier, et moi dedans!
Cette manoeuvre n'était pas due au hasard, car mon oreille percevait nettement des ordres en anglais et le bruit d'un treuil dont j'étais, dans mon filet, la marchandise transportée, bonne à loger ailleurs désormais. Oui, c'était bien cela! C'était l'évidence même. On me remontait.
— Doucement, disait la voix qui commandait en anglais. Doucement! Relevez bien le filet des deux côtés! Il y est?.... Bien. À présent, hissez droit! Doucement! Ouvrez le panneau pour l'entrée!
J'aime la musique. J'adore la musique. Eh bien, je vous assure que jamais, au grand jamais, les plus suaves passages de la musique des maîtres ne me procurèrent une jouissance aussi pure que les intonations de cette voix inconnue, plus énergique que douceâtre, vous le pensez bien, qui répétait ces mots exquis, pendant qu'on me hissait à bord de la tortue volante:
— Doucement... doucement! Ouvrez le panneau pour l'entrée!
Doucement, en effet, je me sentis remonté par une trappe ouverte dans le fond de la coque où devisaient les navigateurs inconnus qui m'avaient happé.
Mes yeux, fixés sur cette trappe de salut, virent distinctement là un carré de navire, très sommaire, très petit, dans lequel deux ampoules électriques répandaient une demi-clarté.
Avant de m'occuper des gens qui s'y trouvaient, je m'assurai — notre instinct de la conservation le veut ainsi — que mes sauveteurs m'avaient bien introduit dans cette espèce de chambre en connaissance de cause.
La trappe venait de se refermer au-dessous de moi, solidement boulonnée par un matelot, et je reposais dessus à présent.
Plus de doute, sinon plus de crainte! J'échappais à la plus horrible des morts. Mais qu'est-ce que j'allais trouver dans le ventre de cette tortue?
J'avais déjà contre ceux qui montaient l'extraordinaire engin un furieux ressentiment, puisqu'ils m'avaient crevé mon Austral et tué mon Chinois. C'était miracle que je n'eusse pas péri de leurs mains, ce jour-là.
N'avaient-ils pas semé aussi la mort au Mont-Blanc en faisant sauter le bâtiment de nos chimistes?
Et voilà que dans leur troisième assaut c'était encore moi qui devenais leur victime! Il y avait en tout ceci une singulière fatalité.
Quoi qu'il en fût, je me trouvais, par hasard ou autrement, le prisonnier d'un ennemi qui n'allait pas manquer de me faire, comme on dit couramment, mon affaire aussitôt qu'il connaîtrait mon identité.
Par une ruse que je ne m'attarderai pas à justifier, car je suis sûr que le lecteur, à ma place, n'eût pas manqué de l'employer, je fermai obstinément les yeux, comme un homme qui dort, ou mieux que tant d'émotions ont privé de tout sentiment. Car il est évident que pour dormir au milieu de ce filet, il eût fallu au piéton ramassé dans ses mailles une fameuse dose de flegme, que la nature m'a refusée.
Je simulai donc l'évanouissement. Pendant les premières minutes, me disais-je, je pourrai ainsi me rendre compte, en écoutant. Mes yeux s'ouvriront ensuite, et je regarderai.
Mais un incident mit à néant ce beau projet.
A peine si j'étais étendu sur le panneau refermé qu'un éclair violent, et violet, me frappa les yeux. Il me fallut bien les ouvrir. Quelque décharge électrique venait-elle de se produire à bord, ou bien était-ce la foudre qui éclatait au ciel?
Aussitôt le souvenir me revint de l'article de la Gazette d'Augsbourg où l'on disait que le Corsaire Noir dégageait des lueurs intermittentes et bizarres, dont la cause n'était pas expliquée.
Je me rassurai une fois encore; j'avais tout de même ouvert les yeux avant d'avoir entendu un seul mot qui me permit de deviner à quelle sorte de bandits aériens j'avais affaire. Car il n'y avait pas à douter: qui dit irréguliers dit bandits.
L'aéramirauté de Berlin, sans désavouer les actes de ceux-là, déclarait qu'elle ne voulait pas les reconnaître.
Je regardai alors les parois de la petite chambre où j'étais couché. Elles trépidaient légèrement, ainsi que les lampes suspendues à deux fils électriques.
J'eus la sensation qu'on volait très vite dans la nuit. La pluie avait cessé, car autrement on l'eût entendue tomber sur la carapace qui nous enveloppait.
Je me redressai sur mon séant.
Ma tête légèrement soulevée se tourna vers la gauche; j'y aperçus le matelot qui parachevait la fermeture de la trappe. Puis je regardai à droite: là mes yeux furent singulièrement intéressés.
J'avais en face de moi le chef de la bande, le patron de la case, le Corsaire Noir lui-même enfin, le mystérieux navigateur de l'air qui « travaillait » à son compte, disait l'autorité allemande, sans désavouer ses sinistres prouesses.
C'était un homme de quarante à cinquante ans, rouge de barbe, vêtu d'une jaquette bleue ornée de galons fantaisistes, et coiffé d'une casquette marine de même couleur, galonnée aussi, avec, sur le devant, de petits drapeaux américains entre-croisés.
Cette figure rubiconde, rebondie me rappelait celle de mon voisin de table au banquet de La Haye, le commodore Clayton.
Deux yeux noirs, très perçants, deux yeux de fouine l'animaient étrangement. Les cheveux étaient encore très fournis, d'après ce que j'en apercevais sous la casquette.
Cette première impression fut plutôt favorable, ma foi! Et tout de suite je me dis que cet homme là n'était pas un Allemand. — Il n'avait rien du Prussien, ni du Bavarois, ni du Badois, ni du Wurtembergeois, ni du Saxon. D'ailleurs, c'était évidemment lui que j'avais entendu donner des ordres en anglais. Mais alors pourquoi prenait-il ainsi fait et cause pour l'Allemagne?
Il m'étonna, sans délai, parce que de la poche de sa jaquette il tira un gros cigare, qu'il alluma sur un briquet.
— Pour qu'il fume à bord de cette machine infernale, me dis-je, il faut qu'il n'y ait, à cela, aucun danger! Donc pas de gaz, par ici du moins! Voilà qui est difficile à comprendre.
Alors l'homme, cet homme, ce chef, ce corsaire, cet habitant du ventre de la Tortue Noire, ayant tiré une large bouffée, qu'il envoya au plafond du carré où nous étions assis face à face, lui sur un siège à pivot, moi sur la trappe refermée, m'interpella, dans un français qui trahit immédiatement son origine yankee accent natal et fortes entorses à la grammaire la plus élémentaire. Par exemple:
— Vous a été surprise, n'est-ce pas, de quitter le terre par cette procédé brusque un petit peu?
— Evidemment! Pour être surpris, je l'ai été. Je le suis encore, d'autant plus que j'approche de l'instant où quelqu'un — vous, monsieur, sans doute — voudra bien me donner des explications sur cet enlèvement accidentel...
— Je ferai cela.
Comme je voyais les phrases françaises sortir avec difficulté de ses lèvres, je dis en excellent anglais à mon sauveteur:
— Si vous voulez le faire dans votre langue maternelle, monsieur, libre à vous; je la parle assez bien.
Un éclair de satisfaction brilla dans les yeux fauves de l'inconnu.
— Vraiment! Oh! c'est tout à fait bien. Je n'ai jamais eu le temps d'apprendre le français convenablement, en Amérique.
La glace était rompue, si l'on peut dire, entre le pêcheur et l'épave qu'il avait ramenée à son bord. La conversation s'engagea dans la langue de Shakespeare. Elle m'est aussi famillière que celle de Schiller; c'était une chance!
J'étais le prisonnier; il ne m'appartenait pas de poser les questions, bien que j'en eusse une furieuse envie.
Pourquoi ce pirate aérien n'était-il pas un Allemand?
Cette première devinette me troublait. Et une autre: à quelle vitesse avancions-nous dans l'espace? A douze à l'heure? A soixante?
Je n'entendais rien qu'un ronflement sourd; il rappelait à mon oreille le bruit caractéristique des moteurs électriques, avec d'autres sonorités, pourtant. Etions-nous haut, très haut dans les airs, ou bas, très bas?
Enfermé dans la boîte carrée où l'air ne pénétrait que par le plafond, je me demandais même si nous volions encore, ou si nous n'étions pas posés sur quelque refuge élevé.
— Qui êtes-vous? me demanda l'Américain.
— Le correspondant de l'An 2000.
— Ah! par exemple!
— Cela vous étonne?
— Non, cela me plaît beaucoup.
— Pourquoi?
— Je vous le dirai tout à l'heure. Fumez-vous?
— Un cigare à l'occasion.
— Prenez donc, je vous prie.
Oh! oh! Mais les choses s'arrangeaient! Le porte-cigares m'apparut; j'en tirai un havane. Puis, toujours assis sur la planche qui fermait la trappe, je pris le briquet que me tendait mon hôte, et j'allumai.
Allons, l'entrevue s'annonçait toute différente de ce que j'avais appréhendé. C'était l'agréable surprise.
— Et maintenant, me dit l'Américain rougeaud, en fixant sur moi ses deux yeux inquisiteurs, interrogez! Je répondrai à vos questions, du moins à la plupart de celles qui se pressent dans votre esprit. Prenez du temps, nous allons atterrir pour une heure, à notre tour, dans les montagnes de la Forêt-Noire. Quand vous saurez avec qui vous êtes et ce qu'est l'engin qui vous emporte, nous dînerons. Après quoi nous irons rejoindre votre Rapeau, cet ignorant, cet imbécile, ce paon ridicule.
Un tel déluge d'épithètes offensantes à l'adresse de l'aéramiral!
Qu'est-ce que cela voulait dire?
— Vous n'aimez pas Rapeau? fis-je à tout hasard. Le connaissez-vous bien, monsieur?
—- Si je le connais! Ah! Ah! Sachez done que ce n'est pas vous qui devriez être ici à cette heure, mais lui!
— L'aéramiral?
— Parfaitement. C'est lui que je voulais cueillir au passage...
— Eh! quoi! Vous l'avez fait exprès!
— Bien sûr.
— De me ramasser dans ce filet?
— Il est fait pour cela.
— Sérieusement? Ce n'est pas par hasard que je suis tombé dans ses mailles?
— Pas le moins du monde! J'ai fondu sur le groupe où vous étiez avec l'intention d'enlever Rapeau et d'avoir avec lui, dans les airs, une petite conversation... que ce browning eût probablement terminée. J'ai manqué mon homme: il s'est jeté à plat ventre.
— Alors, c'est moi qui ai bénéficié de l'occasion!
Un bruit de voix nous interrompit.
Il y eut des manoeuvres, très simples à ce qu'il me sembla, et le conducteur de la tortue, passant la tête par un petit judas pratiqué dans le plafond annonça au commandant du bord qu'il venait d'accoster près de Tubingen.
Mon hôte ne m'avait pas trompé. Nous étions dans la Forêt-Noire.
J'étais gelé. Les chasses de pluie, en bas, m'avaient trempé; le courant d'air m'avait fouetté dans le filet. D'autre part nous nous arrêtions sûrement à une altitude glacée, et je n'avais, pour toute défense contre le froid, que ma pelisse et ma toque de loutre, transformées en éponges humides.
— Otez vos vêtements, me dit l'homme, sur un ton de bienveillance où perçait tout de même le commandement. Je vais vous les sécher.
J'obéis et, pour obéir, je me levai. Il me sembla que j'allais trouer le ciel de la chambrette.
Nécessairement elle ne pouvait prétendre à la majesté des salons de Versailles.
J'ôtai ma pelisse et ma toque.
— Suspendez-les à ces patères, me dit l'Américain en me montrant quelques morceaux de bois plantés dans la paroi métallique.
J'accrochai. |
— Bien. Otez le reste, à présent.
J'enlevai encore ma jaquette et mon gilet, que j'accrochai de même.
— Continuez!
J'hésitais, ma foi, à me dévêtir plus longtemps. Il ne me restait plus que mon pantalon.
— Enlevez-le aussi, dit l'Américain, et la chemise, et le gilet de flanelle.
— Mais.
— Quoi! vous voulez rester toute la nuit dans cette toile mouillée, dans ce drap et dans cette fourrure! Il y a là de quoi pincer dix fluxions de poitrine, dont la plus bénigne vous conduirait au cimetière, monsieur. Enlevez donc tout cela! Ne gardez que votre caleçon, puisque vous paraissez timide. Il séchera aussi bien sur vous par mon procédé. Voyez! Je tourne un commutateur... Sentez-vous la chaleur entrer?
Si je sentais la chaleur entrer! En une minute le petit poste où nous étions se transformait en étuve.
Je cherchai des yeux la bâche électrique, le radiateur mystérieux qui nous inondait ainsi des flots de son calorique, mais je ne pus rien apercevoir.
Les pans, le plafond ne présentaient à mes yeux qu'une surface lisse, bronzée, dont je ne reconnaissais pas du tout le métal.
Il eût fallu, pour lui donner son véritable nom, que Pigeon fût à côté de moi. Hélas! son image se dressa devant mes yeux, mais dans quel affreux décor de sang?
Je voyais mon malheureux collaborateur haché par la mitraille et projeté en plusieurs morceaux hors de la nacelle du Santos-Dumont, avec le commandant Mathelin et tous les autres, tous, les officiers comme les monte-en-l'air!
Heureux les vingt-cinq hommes et l'officier qui avaient débarqué à terre! Ils échappaient à la première catastrophe aérienne de cette guerre affreuse.
Et comment s'était produit le malheur? C'était la main de nos frères d'armes qui l'avait provoqué!
Une confusion dans les ordres, un oubli, un seul, et le plus épouvantable des fratricides, nos amis de là-haut l'avaient involontairement consommé!
Et Rapeau? Et Tom Davis? Où étaient-ils à présent?
Et la flotte? Que disait-on de ma disparition, et du passage du Corsaire Noir? Y croyaient-ils à présent, les autres?
J'en arrivais là de ma méditation, lorsque mes yeux, qui scrutaient au hasard, rencontrèrent ceux de mon hôte. J'eus honte de me trouver ainsi dans l'attitude d'un lutteur, d'un homme qui va prendre un bain, devant cet énigmatique personnage.
Lui, me regardait en souriant, mais d'un sourire que je n'aimais pas, bien qu'il voulût être aimable.
La chaleur nous avait si subitement envahis que mes habits, mon linge, tout était séché dans le délai d'une minute. C'était incompréhensible.
Je me rhabillai très vite, et j'éprouvai la sensation de bien-être que chacun de nous savoure en un pareil moment. |
Le commutateur replacé dans sa position première, la chaleur excessive cessa.
— Eh bien! dit l'Américain, maintenant que vous voilà sec, monsieur l'informateur, soupons! En soupant nous causerons.
Sans bouger de son siège, il appela très fort un homme du bord, rougeaud aussi, Yankee aussi, sans aucun doute, qui descendit d'une petite échelle et se mit en devoir de dresser deux couverts sur une table pliante.
Je pris possession d'un tabouret qu'il m'apporta et nous nous trouvâmes bientôt en présence d'un régime plus régalant, ma foi, que celui de nos aérocars, où tout n'était que conserves et comprimés.
Il y avait là des assiettes en argent, à moins que ce ne fût du métal argenté; je n'y regardai pas de si près. Il y avait des fourchettes, des couteaux, des verres. Que dis-je? Des coupes à champagne! Ceci me parut plus fort que tout.
Le menu se composait de jambon de Prague, de tablettes de haricots, de biscuits et de croquettes en chocolat. Quand il fut disposé sur la table, l'homme de service le compléta par une bouteille de Montebello. Je reconnus à sa forme le dernier modèle de bouteilles en papier, légères et hygiéniques, que l'industrie confectionne à présent pour remplacer le verre. Du moins, elles ne servent qu'une fois; on les jette au vent quand elles sont vides.
Du champagne! Il me sembla que c'était exagéré, surtout pour moi qui ne saurais en boire plus d'un verre.
Je pensai que mon hôte, par contre, ne le dédaignait pas.
Tout de suite cette hypothèse provoqua dans mon esprit une défiance que les événements justifièrent, hélas!
— Monsieur, me dit l'homme de la Tortue Noire, vous êtes mon prisonnier, mais ne prenez point ce mot au pied de la lettre. Je n'ai contre vous, personnellement, aucune animosité. Au contraire, vous m'êtes sympathique, puisque vous appartenez à un grand journal. Or, les Américains, vous le savez, sont des fervents de la presse et de tout ce qui touche à cette force qu'on a justement appelée le quatrième pouvoir dans l'Etat moderne.
Sur un geste de mon geôlier, décidément aimable, je m'approchai de la table. Il fit de même, après avoir saisi la bouteille de champagne, qu'il décortiqua par en haut pour emplir nos coupes d'un flot pétillant.
— Je sais à présent qui vous êtes, continua-t-il, mais vous ne savez pas, vous, qui je suis. Et il est de toute évidence que vous voudriez bien le savoir?
J'inclinai la tête.
— Voilà!
Et, d'un geste rapide, l'homme, ayant extrait de son portefeuille une carte de visite, me la tendit. J'y lus:
Je savais à présent le nom de mon amphitryon aérien, sa nationalité que j'avais devinée, son domicile ordinaire. Mais le reste?
— Sans doute, ceci ne vous dit rien, reprit-il aussitôt, en attaquant une tranche de jambon. Patience! Je vais compléter. Dans dix minutes vous saurez pourquoi je suis ici, ce que j'y fais et comment vous m'y tenez compagnie.
— S'il pouvait m'apprendre comment j'en sortirai! me dis-je dans mon for intérieur, tout en dressant l'oreille pour les explications attendues.
— Vous avez devant vous, monsieur, une victime de Rapeau, de votre Rapeau, de cet imbécile.
Les épithètes recommençaient à tomber dru sur l'aéramiral.
— Que vous a-t-il donc fait? demandai-je en douceur.
— Ce qu'il m'a fait? Si vous êtes un Français patriote, et je ne doute pas que vous en soyez un, monsieur, demandez plutôt ce qu'il a fait de mal à son pays, au vôtre, tout en causant ma ruine à moi! Heureusement que j'ai à Chicago des amis aux reins solides! Grâce à leur argent j'ai pu défier la mauvaise fortune et repartir, pour ne m'arrêter, cette fois, qu'au lendemain de la victoire. Mais sans eux, oh! sans eux, c'était fini, Rapeau me coulait par sa suffisance, sa vanité, son imbécillité, je ne sais comment dire.
— Que s'est-il donc passé?
— Ceci, monsieur,: je suis l'inventeur de ce merveilleux aérocar de guerre dans lequel vous voilà embarqué, pour quelques jours, j'espère, car votre physionomie m'est très sympathique...
— Grand merci, flatté...
Au fond j'eusse préféré moins de sympathie et une bonne descente dans la vallée la plus proche.
Jim Keog continua:
— Oui, je suis l'inventeur de ce système merveilleux, vous entendez, monsieur, merveilleux. Il y a autant de différence entre mon Sirius, c'est le nom que j'ai donné à cet engin, et les ballons de Rapeau qu'entre une mitrailleuse du dernier modèle et les canons de votre roi Louis XIV. Rapeau a dépensé plus d'un milliard au gouvernement français, depuis dix ans, pour lui constituer une flotte de guerre dont on fait un superbe étalage parce qu'elle est nombreuse, plus nombreuse que celle des Allemands, plus maniable, du moins on l'espère. Mais comme un progrès n'est pas plutôt appliqué dans l'art de la guerre, ici-bas, qu'un nouveau progrès surgit qui le réduit à rien, un Américain nommé Jim Keog s'est révélé, voilà cinq ans et plus, à Milwaukee, sur les bords du lac Michigan, avec une conception nouvelle de l'aérocar de guerre, oh! mais toute nouvelle, basée sur des données qui n'ont aucun rapport avec celles de Rapeau. Les essais de cet Américain, faits dans le plus grand secret au fond des Montagnes Rocheuses, ont réussi au delà de toute expression. Connaissant l'avance que votre pays a prise dès le début du siècle sur les autres pays avec sa flotte aérienne, Jim Keog a cru qu'il suffisait de se présenter au ministère de l'aérotactique, il y a cinq ans, presque jour pour jour, pour vendre son invention au gouvernement. Notez que l'inventeur s'engageait à rester aux ateliers pour surveiller la construction des cent premiers engins.
— Et que demandiez-vous pour prix de cette vente?
— Vingt millions de francs. Une misère!
Jim Keog se versa une coupe de champagne, pour me laisser le temps de la méditation.
— Diable, ripostai-je en toute sincérité, vingt millions, c'est une somme.
Un ricanement fit trembler la cabine. Je compris qu'il s'adressait à d'autres qu'à moi.
— C'est une somme et ce n'est rien. Si vous comparez ces vingt millions au milliard que Rapeau a dépensé depuis dix ans! Et pourquoi faire?
— Apparemment pour doter la France d'une admirable flotte aérienne qui va faire ses débuts dans cette guerre...
— Voilà! Toujours la même histoire! Une admirable flotte aérienne! Mais non, monsieur, mais non! Elle pouvait être admirable, cette flotte, voilà cinq ou six ans, lorsque l'industrie des aérocars de guerre en était encore aux ballons fusiformes imaginés à la fin du dix-neuvième siècle, et perfectionnés par les chercheurs du commencement de celui-ci. Aujourd'hui elle ne l'est plus. Dites-vous bien, monsieur, que le progrès est permanent, que nul modèle de fusil, de canon, de navire, d'aéronef, ne saurait être définitif; que dans l'ombre sont toujours courbés sur leur chimère, réalisable plus souvent qu'on ne croit, des chercheurs de nouveau qui ont vite fait de démolir l'idole du jour, de démoder l'engin modèle. Jim Keog est de ceux-là. Il a trouvé un type d'aérocar de guerre qui laisse loin derrière lui tout ce qu'on a fait jusqu'à ce jour; vous allez en juger bientôt par vous-même. Toutes les qualités qui manquent aux mastodontes de Rapeau, le Sirius de Jim Keog les possède...
Je regardais attentivement mon Américain, d'abord par prudence, car il eût sans doute trouvé fort mauvais que je me montrasse indifférent aux confidences qu'il me faisait ainsi, ex-abrupto; ensuite parce que je cherchais à démêler, par tendance professionnelle, quelle histoire bizarre de marchandages l'homme allait me raconter.
Lui, très flegmatique au début, s'échauffait peu à peu. La bouteille de champagne alimentait généreusement sa verve, au point qu'elle était déjà vide.
L'ayant chiffonnée et jetée dans un coin, Jim Keog frappa dans ses mains, à l'espagnole, pour appeler le serviteur rougeaud, qui d'office — et d'un office dissimulé quelque part dans ce bâtiment aérien dont j'ignorais encore les premiers détails — apporta une seconde bouteille.
Jim Keog en déchira le col d'un geste négligent, remplit les coupes — ce qui ne laissait pas de m'inquiéter — et continua, le geste large, le verbe sonore:
— Oui, monsieur, tel que vous me voyez, je suis arrivé en France, voilà cinq ans, avec, dans une malle, les plans de mon Sirius démonté. J'ai demandé audience aux sous-Rapeau d'abord, puis à Rapeau lui-même. Jamais aucun de ces messieurs n'a daigné me répondre. Quelques concitoyens établis à Paris m'ont dit que ce n'était pas du tout extraordinaire; que cette chose s'appelait chez vous l'indifférence des bureaux; que le silence, l'inertie, puis la mauvaise volonté de ceux-ci avaient maintes fois causé les plus graves préjudices à la France, en décourageant des travailleurs qui lui réservaient la primeur de leurs découvertes.
— Il y a en effet des exemples de cette incurie qu'on dit incurable...
— Il y a, vous pouvez le dire, il y a beaucoup. Lassé de frapper à des portes qu'on ne voulait pas ouvrir, d'écrire des lettres auxquelles on ne daignait même pas répondre, je fis agir notre ambassadeur. Je lui fis partager mon enthousiasme pour un appareil de locomotion aérienne qu'il ne connaissait pas, cependant, lui... Mais un Américain ne doutera jamais d'un autre Américain.
— Tandis qu'un Français.
— Oh! un monsieur des bureaux français, que ce soit à la guerre, à la marine, au commerce, à l'agriculture, à l'aérotactique, doutera toujours au point qu'il se considérerait comme humilié d'écouter l'Américain et ses propositions... Bref notre ambassadeur eut un entretien avec Rapeau qui lui répondit à peu près comme ceci: « J'ai assez étudié la question pour savoir que rien n'est possible, pour le moment, en dehors des divers systèmes de ballons dont je suis l'auteur ou que j'ai perfectionnés à ma manière. Les modèles sont établis; il faut que nous les utilisions. On ne va pas changer encore une fois l'outillage, ni la théorie que j'ai eu tant de mal à mettre en ordre pour faire plaisir à votre cerveau brûlé de Keog. Si l'on écoutait les inventeurs on n'aboutirait jamais. Ils n'ont qu'une idée: perfectionner sans cesse. D'où leurs perpétuels essais, qui n'ont jamais de conclusion pratique. Je n'en veux pas. J'ai un type d'aérocar dans trois dimensions: 70.000, 33.000, 16.000 mètres cubes. Je m'en tiens à la construction de ces types-là. Qu'on ne me parle pas d'autre chose: je ne veux rien savoir, rien entendre, rien voir. Ceux qui viendront après moi sauront ce qu'ils ont à faire. En ce qui me concerne j'exécute les instructions du Parlement. Je construis la flotte qu'il a votée. Un point c'est tout... »
Je reconnus Rapeau à cette locution familière.
Jim Keog but d'un trait et remplit à nouveau sa coupe de champagne avant de poursuivre:
— Ainsi j'étais évincé de la façon la plus humiliante, sans qu'on eût même regardé mes plans, encore moins invité Jim Keog à faire une ascension démonstrative. Or, je ne demandais pas autre chose, sûr que j'étais d'un triomphe, dès que la foule eût vu comment manoeuvre mon Sirius. Et savez-vous ce qu'elle eût vu, la foule? Un engin dix fois moins encombrant que les gros poissons en baudruche de votre Rapeau, une carapace volante, invulnérable, qui défie les intempéries et les projectiles, ce qui n'est pas le cas de vos mastodontes.
— Il est certain qu'on a joué, chez nous, la carte des grosses unités.
— Erreur, précisément! Folie! L'avenir est aux petites unités. On les a délaissées; on y reviendra, à la condition toutefois que les petites unités soient des Sirius, c'est-à-dire de petites citadelles volantes, qui montent, descendent, planent, filent en ligne horizontale ou perpendiculaire avec la même aisance, et chose à considérer, avec la même vitesse. Le Sirius est invulnérable, monsieur.
— Vraiment?
— Autrement dit, il n'est vulnérable que par un point. Là-haut, tout là-haut, j'ai une ouverture que j'arriverai à supprimer sur mes nouveaux modèles. Mais comme je vais toujours à des altitudes que ne peuvent escalader mes adversaires, comme je les dominerai toujours, vous entendez, toujours, je dis que je ne crains pas les blessures. Pour deux raisons: la première est dans la dureté du métal dont le Sirius est fait; la seconde c'est que je défie n'importe quel aérocar au monde d'aller utilement aussi haut que lui! Alors que la flotte de Rapeau trouve pénible le séjour à mille mètres dans les airs, j'atteins aisément, et avec quelle rapidité, vous, allez en juger, quatre mille mètres et plus. Or, la guerre dans les airs se fera en hauteur, vous savez cela. J'atterris avec une facilité que vous avez pu apprécier tout à l'heure. Je fume mon cigare à bord, ce qui vous a fixé sur l'emploi des gaz détonants et dangereux.
— Alors vous êtes un plus lourd que l'air? risquai-je, pour être fixé.
L'Américain me regarda d'un air bourru.
— Oui et non. Si vous voulez que nous restions amis, ne me demandez pas de détails techniques, n'est-ce pas, contentez-vous de ceux que je vous donne. Mon intérêt, vous le comprendrez tout à l'heure, est de vous démontrer la valeur de mon invention, mais sans phrases. Le moteur, sa conduite, son ravitaillement, c'est mon secret, monsieur, c'est là ce que je voulais vendre à la France, et ce que Rapeau a refusé, vous savez à présent dans quelles conditions et sous quels misérables prétextes, l'imbécile...
Chaque fois que le nom de Rapeau revenait dans son discours, je voyais les yeux de Jim Keog s'ouvrir démesurément, son poing frapper la table, et consécutivement sa coupe se remplir de champagne.
— Ah! la sale bête, reprit l'inventeur de ce Sirius décidément étrange. Refuser de faire bénéficier son pays d'une invention pareille! Croyez-vous qu'une flotte d'engins comme celui-ci ne serait pas autrement solide que celle qu'il embourbe si facilement aux portes d'Augsbourg? Conduire à la guerre des ballons de soie, fût-elle en trente-six épaisseurs? Faut-il être aveuglé par la suffisance! Heureusement pour vous que les Allemands ne sont pas mieux lotis...
— Ah! les Allemands n'ont pas d'autres ballons que les nôtres? Vous croyez?
— Sans doute, puisque toute l'Europe en est restée aux modèles d'il y a cinquante ans.
— Vous l'avez vue, la flotte allemande?
— Comme j'ai vu la vôtre. Du moins j'en ai vu une partie.
— Ah! une partie seulement?
— Dix ou douze jouets d'enfants.
— Et où cela? Quand?
— Hier, vers la Hollande.
— C'est sans doute l'escadrille qui a brûlé La Haye. Mais ce n'est pas là tout ce que possèdent vos amis. Ils ont sûrement quelque part une force imposante qui se cache, qui prépare un coup. En tout cas elle refuse la rencontre avec la nôtre.
Jim Keog souriait, goguenard.
— Peut-être. C'est même très probable. Là-dessus je ne sais que ce qu'on en a dit dans les journaux: un arsenal dans le genre du vôtre, très loin, dans le Schleswig, peut-être, mieux défendu que le vôtre...
Il me sembla que Keog ne voulait pas dire tout ce qu'il savait là-dessus. Je manifestai mon ennui par un claquement significatif des doigts, et l'absorption d'une gorgée de champagne.
— Cet idiot de Rapeau, reprit alors le rustre, s'imaginait que les autres l'attendaient en Alsace, et pas un de ses cent cinquante aérocars n'était fichu de lui annoncer le contraire! Aucun de ces nourrissons en bas âge n'est capable en effet, de s'éloigner du gros de l'armée. Tandis que le Sirius!... Si Rapeau avait eu sous la main une douzaine de Sirius, monsieur, il ne resterait pas, à l'heure actuelle, un seul aérocar en l'air, de toute l'aérotactique allemande, vous entendez, pas un seul en quelque endroit du Nord qu'elle se fût cachée! Et la guerre n'a pas encore trois jours de date!
Deux coups frappés dans les mains du singulier personnage qui me révélait ces choses sur un ton insupportable de reproche, et le sommelier reparut, une troisième bouteille de champagne à la main.
Je trouvai que Jim Keog buvait beaucoup. Par contre il manifesta son étonnement de ma sobriété. |
— C'est que je n'ai pas le coeur à vider des coupes lui dis-je. A peine si cette guerre commence que déjà les pires malheurs me sont arrivés. Et par surcroît vous me parlez de mes compatriotes avec une rancoeur si évidente.
— Moi? Je vous assure bien que je n'en veux à personne des vôtres, hormis à Rapeau, à cet imbécile.
— Mais alors pourquoi vous être allié à ceux qui sont aujourd'hui nos adversaires?
— Pour vous montrer ce que vaut mon invention! Puisque votre ministre de l'aérotactique la nie, ou la dénigre, ou l'ignore, ce qui revient au même, il faut bien que je la fasse valoir! Ma dernière tentative auprès de Rapeau date de l'an passé. Même insuccès que les précédentes. Je me suis dit alors que les événements ne tarderaient pas à me fournir l'occasion de la vengeance. Abrité avec mon engin dans une petite ville de la Suisse, j'ai attendu. Je sentais venir la guerre. Je flairais l'incident inévitable qui devait mettre le feu aux poudres. Il s'est produit l'autre jour, juste comme je faisais une promenade d'essai au-dessus du Rhin, à trois mille mètres d'altitude, à ces hauteurs que nul aérocar de votre flotte ne saurait atteindre sans s'exposer à de graves mésaventures. Je suis allé jusqu'au delà de Verdun...
J'attendais cet aveu.
— C'était bien vous!...
— Comment?
— C'est bien vous, monsieur Keog, qui avez torpillé mon Austral, l'aérocar de l'An 2000, et qui m'avez tué un fidèle serviteur chinois.
— Pas possible? Comment! C'était vous qui passiez à l'ouest de Verdun l'autre après-midi?
— Hélas!
— Oh! toutes mes excuses! J'avais cru faire sur quelque bâtiment de votre flotte de guerre, l'essai d'un pierrier à « marrons somnifères » que j'ai là...
— Au Mont-Blanc, fis-je du ton le plus amer que je pus trouver sans froisser l'Américain, vous ne vous êtes pas trompé!
— Vous étiez là aussi? Vous avez vu de quelle hauteur j'ai laissé tomber le gros projectile. J'en emporte deux de ce poids-là.
— Quel carnage! Vous ne savez pas le compte des morts et des blessés que vous avez faits.
Jim Keog but une rasade pour toute réponse. Puis il consentit à dire:
— Mon cher monsieur, les affaires sont les affaires. Puisque votre gouvernement persiste à refuser l'achat de mon système, je dois lui faire comprendre qu'il a tort.
— Mais ne pourriez-vous choisir quelque endroit désert pour y faire vos démonstrations?
— Vous voulez rire! C'est en pleine bataille qu'il faut voir manoeuvrer les canons. C'est à la guerre que j'ai destiné mon Sirius. Je le fais valoir dans son atmosphère!
— Vous faites ainsi le jeu de l'Allemagne. Elle vous a donc acheté votre invention?
— Non pas. Je ne la lui ai pas proposée... pas encore. Mais je pense qu'après quelques expériences son gouvernement n'hésitera pas à m'offrir les vingt millions que je demande pour faire l'abandon de mon secret.
— Et votre patrie? Vous n'avez donc pas fait de propositions au gouvernement des Etats-Unis?
— Oh! le gouvernement des Etats-Unis n'a pas besoin d'aérocars de guerre, et pour cause.
A mesure qu'il parlait et qu'il buvait, l'Américain s'était animé; c'était fatal.
Sa figure devenait écarlate.
Il ne déraisonnait pas encore, mais son exaltation n'était guère faite pour me rassurer.
Une fois de plus il s'emporta contre la routine de nos bureaux, vanta la supériorité de son système et la manière forte qu'il avait adoptée pour le faire apprécier de toutes les puissances en même temps.
— Je ne suis l'allié de personne, dit-il avec volubilité. Sans doute je préfère essayer mes projectiles contre les Français dont j'ai à me plaindre pour les raisons que vous savez. Mais qu'on m'apporte demain vingt millions, monsieur, et je me retourne aussitôt contre leurs adversaires. Business is business! Mon secret vaut tant. Et voilà pourquoi je suis satisfait de vous avoir saisi dans ma raquette au lieu de Rapeau, cet imbécile... Quand je vous aurai démontré les qualités offensives de mon Sirius, je vous déposerai quelque part...
— En France?
— Pourquoi pas?
— A Paris?
— Si vous voulez!
— Je retiens cette promesse.
— Je ne me dédis jamais. Et je vous prierai d'aller voir le président de la République française, pour lui faire un rapport sur ce que vous aurez vu dans les airs en compagnie de Jim Keog, pour lui montrer qu'on a laissé partir une invention supérieure à toutes, et qu'il est temps encore de la rattraper. Est-ce dit?
J'eusse été bien naïf de ne pas promettre. Au surplus j'avais la ferme intention de tenir, car, tout bien considéré, si cet excentrique sauvage disait vrai (et il y avait pour cela beaucoup de chances) son offre méritait dix fois pour une d'être prise en considération. C'était peut-être ce qui me vexait le plus.
Je voulais savoir comment il nous avait surpris à Augsbourg.
— Bien simple, fit le Yankee en m'invitant à quitter la table avec lui. Je vous ai suivis à Munich. Là, j'ai failli intervenir; mais j'ai préféré attendre une occasion plus favorable. Je me suis blotti aux environs d'Ulm, guettant la pluie qui s'avançait. Je supposais bien que vos petites unités auraient du mal à s'approvisionner de gaz avant la nuit. Au moment propice j'ai fondu sur vos ballons, parqués dans la plaine comme des bestiaux. J'étais résolu à crever celui de Rapeau; mais c'est un autre qui a reçu mon obus, un projectile superbe, le même que j'ai envoyé dans l'arsenal du Mont-Blanc.
— Comment! Un autre! Quel autre?
— Celui qui mitraillait les troupes envoyées d'Ulm par le chemin de fer.
— Le Santos-Dumont
— Il n'y a pas de doute.
— Je croyais que c'étaient nos ballons de grand'garde, qui de là-haut l'avaient atteint, sans le voir!
— Erreur, cher monsieur! C'est moi qui lui ai servi ce maître-coup. Il n'y avait pas de ballons dans ces parages. Il n'y avait que du brouillard. À preuve que j'ai laissé tomber le projectile à vingt-cinq mètres, pas davantage. Après quoi je suis remonté dans les nuages pour redescendre vers Koenigsdorf avec l'espoir de cueillir Rapeau..... Tout de même j'aurais bien voulu le ramasser dans mon épervier!
Jim Keog se mit à rire.
J'avais envie de pleurer, tant la révélation qu'il venait de me faire était brutale.
Ainsi ce n'était plus à nos compatriotes qu'il fallait attribuer la catastrophe de Koenigsdorf, la destruction du Santos, la mort affreuse de tous ces braves et de mon cher Pigeon!
Tant de malheurs inutiles, c'était l'oeuvre de cette brute, de cet inventeur aigri, qui comptait pour rien les cadavres, pourvu qu'il arrivât à se faire payer son invention un bon prix par le premier gouvernement venu!
Un dégoût profond du personnage me saisit à ce moment-là.
Lui ne semblait nullement s'en inquiéter. Au contraire, plus il me devenait odieux, plus je devenais son ami.
Le champagne était pour quelque chose, cela va de soi, dans cet accès de sympathie, et aussi l'intérêt, l'espoir de voir un émissaire embarqué par hasard se rendre auprès des dirigeants du gouvernement français et leur faire comprendre la supériorité du Sirius.
J'eusse accepté, à ce moment, d'être une seconde fois victime de quelque sinistre aventure, pourvu qu'elle me délivrât d'une cohabitation qui me répugnait.
Mais ce fut tout le contraire qui arriva. Je devais m'y attendre.
Jim Keog, debout au milieu de la cambuse, me dit avec aplomb:
— Sortons quelques minutes. Vous allez entendre un intéressant concert. Dès qu'il sera fini nous partirons à la recherche de Rapeau. Il ne sera pas difficile à trouver!
Un concert! De quel concert le buveur rubicond voulait-il parler?
Je compris bien vite.
Comme nous mettions le pied dehors, sur un tapis de fougère recouverte d'une légère couche de neige, un fracas épouvantable fit trembler la montagne; c'était l'orage qui recommençait, sec cette fois, sans une goutte d'eau. Il m'en parut plus terrible.
À droite, à gauche, devant nous, derrière nous, les éclairs éclataient, illuminant sans discontinuer un paysage chaotique, des pics, des creux, des sapinières, des torrents qui dévalaient en cascades. Aucun soupçon de ville ou de village aux environs. Où étions-nous? Je profitai des clartés que nous fournissait la foudre pour regarder le Sirius.
— Voyez, me dit Jim Keog, s'il y a quelque rapport entre vos ballons vieux style et cette nouveauté! Ici tout est rigide, solide, et pourtant aussi léger que dans vos aérocars de soie. Voyez la foudre nous entourer sans causer le moindre dommage à l'aérocar. Tout ce qui constitue ma trouvaille a été étudié minutieusement. Trois compartiments superposés: ma cabine, les organes moteurs et directeurs, la carapace.
— Et tout cela fonctionne à l'électricité, affirmai-je, pour tâcher d'obtenir une indication.
Mais Jim Keog se mit à rire.
— Vous êtes trop curieux, fit-il en m'offrant un second cigare.
En dépit de l'orage qui ne cessait de tonner dans les nuages très bas et de se répercuter au fond des gorges, j'éprouvai un soulagement de quelques minutes à marcher, à respirer le grand air de la nuit.
Pigeon eût mieux que moi démêlé pourquoi dans la chambre du Sirius, l'atmosphère était lourde, oppressante et me grattait à la gorge.
On y devinait le voisinage de quelque produit chimique à décomposition lente.
C'était tout ce que j'y pouvais reconnaître.
Mon incompétence était mise là, vraiment, une fâcheuse épreuve. Mais quand bien même j'eusse été un parfait ingénieur, qu'aurais-je à apprendre du système de Jim Keog? L'Américain ne prétendait-il pas en garder jalousement le secret?
J'avais fort bien compris ce qu'il venait de me dire et ce qui restait sous-entendu: à la condition que je ne lui fisse aucune question sur la façon dont son aérocar était construit, l'étrange inventeur ne demandait qu'à m'en montrer tous les avantages.
Cette ambition intéressée — vingt millions, c'est une somme! — pouvait nous conduire très loin, très haut, ou nous ramener très bas, si par malheur une catastrophe survenait...
Je poussai un soupir en allumant le cigare au briquet de chasse que Jim Keog me tendit.
Vrai de vrai, j'eusse alors donné quelques années de ma vie pour ne pas remonter dans le carré de métal que la tortue portait sous son ventre.
J'étais las de courir ainsi l'espace, depuis trois jours et trois nuits. Las et déconcerté, découragé.
La mort de Pigeon, les cruautés que j'avais vues, préludes certains de plus tragiques horreurs, c'était un bagage d'impressions suffisant pour mon cerveau, à ce qu'il me semblait, et j'eusse volontiers offert ma place à un autre.
Ma curiosité professionnelle même s'émoussait.
D'un oeil vague je regardais la carapace de la tortue, chaque fois qu'un éclair papillotant la mettait en relief sur l'écran sombre de la nuit. Il me sembla bien qu'elle était en soie aussi, quoi que Jim Keog m'eût dit de la soie et de ses inconvénients.
Mais alors son aérocar n'était pas un plus lourd que l'air, comme je le supposais depuis les quatre ou cinq heures de ma captivité?
D'autre part la rigidité de toutes ses parties basses? Cette division en trois corps étroitement soudés l'un au-dessus de l'autre?
Alors c'était un engin mixte? Plus lourd que l'air et plus léger tout ensemble? Diable! N'était-ce pas là une hérésie? Que n'avais-je auprès de moi mon Pic de la Mirandole! Il eût démêlé la vérité, lui. Il l'eût devinée!
J'aperçus nettement quatre hélices: devant, derrière et sur chaque côté du plan qui séparait la carapace de la cambuse, ou plutôt les soudait l'une à l'autre.
Mais je n'avais plus le coeur à la besogne.
Mon esprit ne fit aucun effort pour pénétrer le mystère de ce nouveau venu dans l'aérotactique.
Ce qu'il y avait de certain c'est qu'il volait comme un oiseau, qu'il semblait porter un poids remarquable pour ses dimensions restreintes; que son habitabilité dépassait celle des postes de Rapeau; que son invulnérabilité paraissait réelle; que son moteur mystérieux fonctionnait sans à-coups ni trépidations exagérées, qu'un équipage invisible et silencieux le conduisait avec une évidente facilité; que ses qualités à l'atterrissage étaient incontestables; enfin que celles de son artillerie avaient été par trois fois démontrées à mes yeux. Et comment!
Sans nul doute j'étais en présence d'un progrès énorme, que la France eût dû acheter depuis plusieurs années.
Payer vingt millions le Sirius et le concours assuré de Jim Keog pendant dix ans, certes, voilà ce que Rapeau eût dû faire s'il n'avait été arrêté par l'indécrottable jalousie des bureaux, car lui, certainement, n'y était pour rien. Là-dessus Keog devait se tromper.
Par contre, c'était bien ce que disait le Yankee. Les bureaux, la routine, l'infaillibilité d'un système adopté une fois pour toutes.
Comme si chaque jour, en matière de progrès, militaire ou autre, ne détruisait pas ce que la veille a fait!
J'en arrivais à conclure, comme Keog, qu'on devrait s'assurer la propriété de son invention sans délai, quel que fût le mouvement d'antipathie que me fissent éprouver ses paroles, ses manières et ses actes.
Alors aussi une espérance luisait pour moi dans le ciel, à la suite des éclairs et des grondements du tonnerre.
Jim Keog m'avait promis de me mettre à terre lorsqu'il m'aurait bien démontré la valeur de son invention. Et à Paris! Je n'avais donc plus que peu d'épreuves à supporter en compagnie de cet homme insupportable!
Un jour, deux jours peut-être, à courir dans les nuages à son bord, et le Sirius me déposerait sur les terrasses de l'An 2000, en plein boulevard Haussmann.
Rassemblant mes souvenirs classiques, je regardai tour à tour le Sirius et son commandant, dont le facies me rappelait décidément celui du commodore Clayton. Keog fumait à grosses bouffées en admirant le ciel. Je dis alors entre mes dents, sans enthousiasme, avec, au contraire, la résignation d'un martyr dont les pérégrinations douloureuses vont recommencer:
Macte animo, generose puer!
Je faisais sagement en me remontant le moral par une bonne maxime, car aussitôt une sonnerie électrique retentit, vibrante, prolongée, à l'extérieur du Sirius.
Notre esprit est ainsi fait que la réminiscence me vint aussitôt, ridicule, falote, d'une sonnette de théâtre qui rappellerait aux spectateurs attardés la reprise du programme.
— Allons, dit Jim Keog en me montrant les armatures qui vibraient sous le moteur mis en marche, rentrons à bord! Mes hommes ont soupé. Tout est en ordre pour un voyage de deux jours. En route!
Dès que nous eûmes mis le pied dans la chambrette, le commodore en verrouilla la porte, souleva une toile qui dissimulait la petite échelle de fer et donna brièvement l'ordre du départ.
Sans secousses l'aérocar s'éleva de terre. Je regardai ma montre. Il était très exactement minuit.
Deux hublots m'apparurent, qui jusqu'alors avaient été recouverts aussi par des morceaux de toile. C'étaient ces deux gros yeux, placés à l'avant, qui m'avaient si fort impressionné dans la plaine de Koenigsdorf à la minute de mon enlèvement.
— Mettez-vous là, me dit Keog, pendant que je monte en haut voir un peu ce qui s'y passe et surveiller mon personnel. Mettez-vous là et restez-y, par exemple! Je vous cantonne dans ce carré; défense de mettre un pied sur l'échelle et de chercher à voir ce qui se passe au-dessus de vous. Si vous avez envie de dormir, voici un matelas qu'on place à côté du mien.
J'aperçus en effet deux lits sommaires parallèlement préparés. C'était le dortoir pour la nuit.
— Grand merci, dis-je, mais je ne dormirai pas.
— Pourquoi? Seriez-vous inquiet?
— Oh! du tout.
— Il n'y a ici aucun danger. Vous êtes plus en sûreté avec moi que dans la coque d'un sous-marin. Nous partons pour rejoindre vos amis. On vous réveillera quand le moment sera venu. Je veux voir un peu ce qu'ils font, avant de repasser la frontière française et de vous reconduire à Paris. Sans doute Rapeau, fidèle à sa théorie, puisqu'il ne peut appliquer que celle-là, brûle quelque ville du Wurtemberg ou de la Bavière encore, à moins qu'il ne se soit acharné sur Augsbourg, où personne n'est coupable, du reste. Nous serons bientôt fixés. Cent quarante kilomètres nous séparent du point où nous l'avons laissé. Nous les avons faits en quatre heures. Il est à présent minuit. À deux heures du matin nous aurons refait la même distance, sinon mieux, car l'orage va s'assoupir, tourner en pluie, et la pluie, vous l'avez vu, cher monsieur, c'est mon triomphe. Pas d'alourdissement chez moi! Pas de condensation gênante pour la mobilité du navire! De la vitesse, de la vitesse, à toute heure et par tous les temps, voilà ce que vous allez voir. Collez vos deux yeux à ces hublots, si vous ne voulez pas dormir. Vous ne verrez pas grand'chose tout d'abord, hormis les nuées qui sont atrocement opaques cette nuit. Mais l'heure des clartés supérieures viendra très vite, et vous aurez ensuite une impression de rapidité que rien n'a pu vous donner encore. Les ballons de Rapeau vous ont fait voir du cent à l'heure, peut-être, pendant cinq minutes, tandis que le Sirius, c'est pendant deux, trois, quatre heures, on pourrait dire, sans exagérer, tout le temps, tout le temps qu'il vous en donnera!
Jim Keog allait gravir son échelle, le cigare toujours aux lèvres. Il se ravisa.
— J'oublie que vous voulez peut-être écrire une partie de vos impressions pour le journal?
— C'est une idée, fis-je par politesse.
— Eh bien, vous n'avez qu'à frapper dans vos mains. Le garçon que vous avez vu se présentera; vous lui donnerez vos ordres et il vous dressera la petite table, avec tout ce qu'il faut pour écrire au monde entier que Jim Keog, dans l'empire des airs, est à Rapeau ce que Napoléon fut à ses adversaires.
Sur ce cri d'orgueil Jim Keog grimpa les échelons de fer et disparut.
Notre homme portait vraiment le champagne avec vaillance.
Ni sa démarche, ni sa voix n'indiquaient l'ivresse. Le solide Yankee était seulement « animé ».
— Travaillez bien, me cria-t-il, et dormez de même, tandis que nous allons chercher Rapeau, nous autres...
Eux autres, me demandai-je lorsque je fus seul, les yeux plaqués sur un des hublots de l'avant, qui, eux autres?
Ses hommes d'équipage. Mais combien sont-ils? Et qui se trouve à leur tête? Il y faut un homme capable, quelque ingénieur, un Morel... Pauvre Morel! Dire que je navigue en aérocar, une fois de plus, et que ce n'est pas dans l'Austral.
Les éclairs se faisaient rares; le tonnerre s'apaisait; je fus surpris de n'apercevoir bientôt plus au dehors aucun nuage. Tout au contraire une lune superbe, la pleine lune, brillait d'un vif éclat dans un ciel bleu semé d'étoiles. Minuit trois minutes,: disait mon chronomètre.
En même temps que je remarquais cette différence presque instantanée dans le panorama, je sentis comme un malaise au coeur et à la tête.
Il me sembla que la tôle d'acier qui fermait le carré par en bas s'effondrait sous mes pieds, et que j'allais tomber dans le gouffre.
Mais non, mes pieds s'appuyaient bien sur ce qui servait de plancher. Le trouble de ma tête augmentait par exemple, avec une inquiétante! rapidité. Comme je n'avais aucun objet de comparaison je ne savais à quelle vitesse nous avancions...
— Avançons-nous seulement? eus-je l'idée de me demander.
— Les symptômes que j'éprouve, me répondis-je, sont bien ceux que détermine une translation trop rapide, mais point sur un même plan...
Une autre pensée me vint, fille de la précédente. Je consultai un petit thermomètre-breloque que je portais attaché à la chaîne de ma montre.
Alors je compris tout. Le Sirius n'avançait pas. Il montait au zénith, avec une rapidité telle que le mercure du thermomètre ne cessait de descendre. Lorsqu'il s'arrêta, le petit indicateur d'altitudes qu'il précisait fit connaître — avec le refroidissement de la température — que nous venions d'atteindre trois mille mètres. En trois minutes, à peu de chose près, c'était joli.
J'entendis résonner la crécelle du téléphone. C'était évidemment pour moi. À ces hauteurs les abonnés sont rares.
Comment concevoir qu'en un moment aussi grave, où ma vie était exposée à la plus terrifiante des chutes, quoi qu'en dît Jim Keog, cette plaisanterie puérile sur les abonnés du téléphone se présentât à mon esprit? En vérité celle qu'on appelle la folle du logis, notre fugitive imagination est la bien dénommée.
Je courus à l'appareil. C'était l'Américain qui m'appelait.
— Francfort, dit-il simplement. Voyez-vous Francfort brûler, à cent soixante kilomètres d'ici, dans le nord en face de vous?
— Francfort brûle? Vous voyez d'ici Francfort brûler?
— Considérez cela. Dans deux heures nous y serons, nous aussi!
Cette déclaration me donna le frisson. Je sentais bien que le brigand cherchait notre flotte pour faire encore quelque malheur.
Je courus aux hublots, dont les lentilles énormes me renvoyèrent aussitôt dans les yeux une lueur rougeâtre.
A cette distance, c'est tout ce qu'ils me laissaient voir sur l'extrême horizon. Mais nul doute que Jim Keog, au-dessus de ma tête, avec des instruments puissants, ne fût mieux informé que moi de ce qui se passait.
J'entendais des pas nombreux, des éclats de voix. Il eût été intéressant de voir ce que faisaient ses compagnons et lui-même, et d'entendre ce qu'ils disaient.
Rapeau brûlait Francfort comme il avait brûlé Munich, c'était clair. Il faisait de la superbe ville ouverte de Francfort-sur-le-Mein un autre amas de cendres.
Ne me l'avait-il pas annoncé l'avant-veille?
N'était-ce pas dans son programme, dans ses instructions secrètes en cas de guerre avec l'Allemagne qu'il avait préparées lui-même à l'intention de ses successeurs, alors qu'une paix prolongée l'autorisait à croire qu'on ne se ferait plus la guerre en Europe et que son armée aérienne n'aurait jamais l'occasion de montrer ce qu'elle savait faire, ce que le pays pouvait lui demander?
Je sentis qu'on redescendait.
Le thermomètre me confirma cette impression. A douze cents mètres d'altitude, à présent, nous avancions à toute allure, dans un ciel coupé de nuages assez épais, Comme si une course eût été organisée avec quelque rival du Sirius. Il ne fallait pas être sorcier pour deviner que Jim Keog entendait me faire admirer par ce raid vertigineux la vitesse de son aérocar, l'endurance de ses moteurs, la mobilité de l'engin qu'il voulait nous vendre, toute sa supériorité.
Aller plus vite que les autres, plus longtemps qu'eux et monter plus haut qu'eux, telle est la formule à réaliser pour conquérir la maîtrise de Pair. Jim Keog voulait que ma conviction fût faite sur la façon dont il résolvait le problème.
J'étais un peu — ce fut encore une réflexion baroque de la folle du logis — comme un monarque en l'honneur de qui l'on donne une représentation particulière, destinée à l'émerveiller.
Aucun instrument ne me permettait de mesurer la vitesse à laquelle nous nous précipitions désormais dans l'infini. Nous étions lancés comme un projectile; je sentais aux gémissements des armatures que la tortue se déplaçait sous un effort considérable.
Les hélices tournaient très vite avec un bruit plaintif qui me mettait de la désespérance au coeur. Celle de devant ne me laissait pas le temps de l'apercevoir. C'était une insaisissable ronde de ses ailes, un moulinet vertigineux.
Brusquement je fus saisi d'une peur atroce.
Sous mes pieds la tôle d'acier — je la désignais ainsi à tout hasard — se mit à crépiter comme si des balles, des éclats d'obus, une mitraille venue d'en bas, l'eussent frappée.
Ces coups secs, répétés, loin de cesser, redoublaient en nombre et en intensité. Et ils venaient à présent de partout à la fois.
C'était un clac-clac ininterrompu, comme un roulement de corps durs qui venaient heurter la cabine et qui heureusement ne parvenaient pas à la perforer.
Désarmé contre toute espèce de supposition scientifique, je me demandais d'où pouvaient bien venir ces projectiles à une telle hauteur, lorsque je vis les hublots s'obscurcir tout à coup.
Plus de clartés lunaires, plus de nuages, rien que du noir, avec des coups répétés aux verres, comme frappés par des becs d'oiseau!
J'y étais! Une myriade d'étourneaux que le Sirius avait croisés sur l'itinéraire de leur hivernage!
Eux descendaient de la Hollande, où ils sont si nombreux l'été, autour des vaches qui paissent interminable prairie. Lui remontait vers la Hesse. D'où le choc.
Mais la nuit? Les étourneaux en voyage ne doivent pas voler la nuit. Ils se reposent, la nuit. Comment avions-nous éveillé ceux-là?
Dès que leurs bandes, loin derrière nous désormais, eurent cessé de becqueter désespérément les vitres, je tendis le cou et je reconnus un grand halo lumineux engendré par le Sirius.
C'était son projecteur qui venait de s'allumer et d'attirer à lui les étourneaux par milliers.
Bientôt il s'éteignit et tout rentra dans l'ordre. La marche à cent kilomètres à l'heure dans la nuit ne m'effrayait déjà plus, tant il est vrai qu'on s'habitue à tout.
Jim Keog ne me laissa aucun doute.
— Cent deux kilomètres en une heure, me cria-t-il au téléphone. Jamais on n'a fait cela, jamais, ni chez vous, ni ailleurs.
— Compliments, monsieur Keog.
Ayant mâchonné, par politique, cette politesse à laquelle je ne pouvais me soustraire, je considérai le matelas qui m'était destiné.
Il faisait chaud, car la clef du calorifère mystérieux avait été large ouverte. Autrement on n'eût pu tenir à ces hauteurs, sous une allure pareille.
Keog m'avait parlé d'écrire. Au diable les écritures! Je n'y avais guère l'esprit.
Pourquoi ne profiterais-je pas de deux heures ou trois pour dormir?
C'était un acompte qu'il ne serait pas si maladroit de prendre sur de futurs sommes réparateurs.
J'avisai donc le lit rudimentaire qui m'était réservé, et le cerveau rempli de visions atroces, en dépit de la crainte qui me reprenait, à chaque bruit sinistre, d'être précipité dans le vide, je m'endormis.
Ainsi le corps humain n'offre jamais autant de résistance que le cerveau.
Ce n'est pas pour lui que fut créé le fameux dicton: vouloir c'est pouvoir.
J'eusse évidemment voulu rester éveillé, non pour voir qu'on ne voyait encore rien, mais pour être là, debout, lorsque nous commencerions à voir quelque chose.
Hélas! une torpeur invincible s'emparait de tous mes membres. Je pensais déjà que Jim Keog avait assaisonné son menu de quelque poudre narcotique, pour se débarrasser d'un curieux gênant.
Une minute la vue de deux mignonnes souris blanches m'occupa. Je me rappelai leur emploi à bord des sous-marins pour dénoncer par leur effroi les gaz délétères. Nous avions donc à bord du Sirius des décompositions chimiques analogues à celles qui se produisent dans les accumulateurs des sous-marins.
A bout de raisonnement, divaguant un peu, redoutant toujours la mort de Wang, qui décidément m'obsédait, je finis par m'allonger sur le matelas et par perdre la notion des choses dans le noir, rayé par deux pinceaux lunaires....
Les petites lampes électriques brillaient au plafond lorsque Jim Keog me tira d'un sommeil fiévreux, agité, en me frappant sur l'épaule.
— Nous sommes arrivés!
— Où donc? balbutiai-je en rassemblant mes idées.
— A Francfort, parbleu. Regardez!
Je me levai en toute hâte pour courir aux hublots. Ils n'étaient plus là, ou plutôt on les avait obturés à l'intérieur, avec des plaques de blindage.
— Regarder? Mais par où, monsieur Keog?
Pour toute réponse, l'Américain tomba, comme on dit, à quatre pattes.
Sous nos pieds, autour de la plaque d'acier qui fermait la trappe, apparaissaient plusieurs disques de verre, des yeux énormes que je n'avais pas encore aperçus sous les plaques qui les protégeaient.
Je me laissai choir dans la même attitude que le patron du Sirius et au travers des miroirs grossissants qui étaient vissés là, je regardai.
C'était effroyable.
La grande ville flambait comme Munich la veille, avec cette différence que Munich avait été incendiée de jour, tandis que les Francfortois venaient de recevoir en pleine nuit les fusées de la flotte, par milliers.
J'évoquai, mais à part moi, les souvenirs de cette admirable cité, jadis libre, les trésors d'art qu'elle possédait, les délicieux tableaux que j'y avais admirés naguère sur la rive gauche du Main, le légendaire Roemer, et tant de richesses de toute nature. Tout cela brûlait abominablement.
Des explosions se succédaient sans interruption. On voyait les habitants s'enfuir en longues colonnes. Mais où étions-nous? Pour que nous fussions si bien placés au-dessus de Francfort, il fallait que notre observatoire dominât de très haut la flotte assiégeante.
Jim Keog regardait le spectacle en grinçant des dents.
— Voyez-vous vos amis? me demanda-t-il. Ils sont à mille mètres de terre, embossés à la mode de Rapeau, en cercle. Et lui, cet imbécile, est au milieu, Nous sommes ici à trois mille mètres, nous. C'est dire ce qui nous sépare de vos fameux aérocars, si terribles que le monde entier doit trembler devant eux, soi-disant. Eh! bien, je vais vous faire toucher du doigt...
L'Américain s'arrêta, comme si une idée subite lui fût entrée dans le cerveau.
— Toucher du doigt, continua-t-il, c'est le mot! Ha, ha, ha, ha, très drôle! Toucher du doigt! Je vais vous faire toucher du doigt la différence qu'il y a entre les engins de Rapeau et celui de Jim Keog, monsieur le grand informateur! Vous irez dire ensuite ce que vous pensez de moi au président de votre République.
Le Yankee me parut très excité. C'était inévitable. La vue de son ennemi ravivait son ressentiment.
Il frappa dans ses mains par deux fois, et sûrement ce n'était pas pour demander du champagne.
Deux hommes apparurent, dont un nègre.
— Armez la pièce! dit-il.
À ma grande surprise les hommes découvrirent un trou de trente centimètres de largeur dans le panneau qui fermait la trappe, sous nos pieds.
En quelques secondes ils eurent apporté au-dessus une culasse qu'ils vissèrent avec soin.
Jim Keog les pressait de la voix et du geste. Il avait hâte de commettre quelque crime.
Cet homme me faisait à présent horreur, car je comprenais que pour me montrer la valeur balistique de son Sirius il s'apprêtait à lancer la mitraille et la mort sur les nôtres, tout simplement.
Les hommes, ayant préparé la pièce, apportèrent l'obus.
— C'est le frère de ceux qui ont si joliment travaillé au Mont-Blanc et à Kooenigsdorf, dit l'odieux Yankee.
— Je le vois bien, répliquai-je avec humeur. Mais vous ne voulez pas, je pense, monsieur Keog, m'infliger le supplice inutile, et que je n'ai pas mérité, de vous voir lancer cet obus sur l'armée de mes compatriotes, de mes amis, de mes frères! Je vous en supplie, au contraire, épargnez-les!
— Etes-vous drôle, mon cher monsieur! Il faut que vous jugiez de visu les prouesses surprenantes auxquelles peut se livrer Jim Keog, autrement vous ne pourriez pas en parler. Il s'agit pour moi de vingt millions, ne l'oubliez pas, et pour votre pays d'une acquisition qui vaut beaucoup plus... Elle est inestimable.
— Je m'en rapporte à ce que j'ai déjà vu...
— De loin! Il faut voir de près, à présent! Il faut que vous puissiez dire: avec le système Keog on n'incendie pas bêtement, on fait sauter et on tue. Le Sirius n'est pas une boîte d'artifices, mais un aérocar porte-obus, qui remplace la fusée par la bombe. Et à quelles hauteurs, inaccessibles pour les autres, il peut l'emporter! Je l'ai vu en action. J'ai vu sa pièce cracher le projectile, sans remonter à plus de dix mètres en l'air par l'effet du recul, très atténué. J'ai vu l'obus descendre sur l'endroit visé, pour y exercer des ravages plus terribles que tout ce qu'on imaginera. J'ajoute — direz-vous encore — que pour parler de cette affaire je suis aussi qualifié désormais que M. Jim Keog lui-même, puisqu'il m'a fait toucher du doigt... Donnez votre doigt.
Je retirai vivement ma main droite, mais l'Américain la saisissait déjà comme une proie.
Me désignant un bouton électrique placé au sommet de la culasse, il me dit:
— Quand l'obus sera placé là dedans, vous appuierez là-dessus.
— Et alors?
— Alors ça partira.
— Non! Vous voulez à présent que moi, Français, je fasse partir cette pièce! Que je déchaîne, de ma main, la mitraille et la mort sur d'autres Français!
— Yes!
— Allons, vous êtes fou, monsieur. Assez!
— Qu'est-ce que vous dites?
— Je dis que vous êtes fou, à moins que vous n'ayez encore bu cette nuit quelques bouteilles de champagne pendant que je dormais.
Cette fois c'était l'insulte. Je l'avais voulue.
Tant pis! Advienne que pourra, me disais-je, ce gaillard-là m'ennuie à la fin! Il est peut-être ivre-mort? J'ai assez de ses fantaisies!
Je m'étais relevé. Nous nous considérions avec une véritable fureur.
Hélas! Le regard féroce que me porta Jim Keog me fit comprendre que son odieux projet n'était pas une simple lubie!
Sortant de sa poche un pistolet automatique, le bandit me le présenta sous le nez, devant ses deux acolytes qui riaient comme des brutes, tout en rattachant l'obusier à l'étage supérieur par deux fils électriques:
— Ou vous allez faire ce que je vous dis, me cria-t-il, les yeux hors de la tête, ou je vous envoie ces six balles dans la figure. Choisissez!
Un grand frisson me courut par tout le corps.
C'est fini, pensai-je, bien fini. Je ne peux pas obéir à ce misérable. J'en serais un autre, si j'exécutais un ordre aussi féroce, aussi stupide.
Allons, c'était écrit là-haut; encore plus haut que la nue où nous planions. Il fallait périr!
Périssons au moins en Français digne de sa race, et faisons voir à qui nous menace que nous savons préférer la mort au plus épouvantable des crimes, au déshonneur d'un fratricide!
J'eus à cette minute l'impression que nous n'avancions plus. Nous planions, en effet, au-dessus de Francfort en flammes, à quinze cents mètres au-dessus de la flotte française occupée à jeter du feu sur la ville, du feu encore, toujours du feu.
Le projecteur du Sirius n'était pas allumé; aucun fanal extérieur ne signalait sa présence aux terriens non plus qu'aux monte-en-l'air placés entre la terre et lui.
La tortue diabolique restait presque immobile, prête à fondre sur l'adversaire comme la veille à Koenigsdorf.
Et cette fois, c'est avec un Français à son bord qu'elle allait exécuter son raid destructeur!
Et pour un peu, si j'eusse été un homme sans coeur, c'était un Français qui, de sa main, lançait l'obus au milieu de nos escadres!
Non, non, non, non! Encore qu'il n'y eût pour nous voir, à cette altitude, que les étoiles, et la lune prête à disparaître derrière des nuées, je ne leur donnerais pas cet abominable spectacle!
Sans aucun doute j'étais enfermé dans cette machine volante avec un fou.
Jim Keog inventeur de génie, mais fou. Le génie confine de si près à l'aliénation mentale!
Ce fou me donnait à choisir entre la mort pour moi ou la mort pour mes compatriotes, à eux envoyée de ma main.
Le doute ne m'était pas permis. Je choisis la catastrophe immédiate pour moi seul.
Ce sauvage me brûlerait la cervelle, disait-il, si je ne commettais pas le crime qu'il réclamait, dans une minute d'hallucination alcoolique?
Soit! Ma vie touchait donc à sa fin.
Qui m'eût jamais dit, par exemple, que je mourrais assassiné dans l'espace par un inventeur yankee, à deux mille cinq cents mètres au-dessus de notre planète!
J'ai noté plus haut que rien n'est surprenant comme la vitesse à laquelle se succèdent les pensées aux moments tragiques de notre existence. La preuve de cette invraisemblable activité cérébrale me fut une fois de plus fournie, à l'instant précis où Jim Keog me menaça de son arme.
En effet, ce que je viens d'écrire, il m'a fallu plusieurs minutes pour l'écrire. Or, pour le penser, je n'employai même pas, j'en jurerais, un quart de seconde.
Tout se succéda dans mon cerveau à une allure vertigineuse, inexprimable.
— Choisissez, répétait l'Américain en approchant de ma tête le canon de son arme.
— C'est fait, monsieur. Vous pouvez me tuer, je ne tuerai pas mes amis. Si je touchais ce bouton, misérable, mais j'en éprouverais un tel remords que je mourrais à bref délai. Je reprocherais si souvent un tel forfait à ma main droite, que je finirais par la couper moi-même. Autant mourir tout de suite, la conscience pure, que vivre avec le plus odieux des assassinats sur le coeur.
L'Américain croisa ses deux bras, dans une sorte de stupéfaction amusée.
— Alors vous avez une conscience, vous? me demanda-t-il en ricanant.
— Certainement, monsieur, et vous aussi!
— Vous croyez encore qu'on a dans le ventre un rouage de ce nom-là?
—Sans l'avoir jamais vu je suis sûr de son existence.
— Pauvre esprit!
— Vous n'allez pas, je pense, me demander de vous faire à cette heure, et si haut, une leçon de morale.
— Oh! non. Oh! non. D'autant moins que je n'en profiterais pas. La conscience, monsieur, c'est de la farce, sachez cela. Mais je reconnais bien un Français à ces histoires sentimentales. Chez nous, elles n'ont pas cours. Money, money, money, voilà notre rouage, à nous et il nous fait accomplir des prodiges qui valent souvent les vôtres.
Jim Keog venait de remettre le pistolet dans sa poche. C'était un répit.
— Je vous donne cinq minutes pour réfléchir, me dit-il sèchement.
Puis il disparut, avec le nègre et l'autre homme, par la petite échelle, vers la superstructure toujours invisible.
— Toi, mon bonhomme, me dis-je en faisant trois pas dans un sens et trois dans l'autre, sous le plafond du carré où j'avais cinq minutes pour prendre un parti, tu as besoin de mes bons offices! Tu n'as donc pas d'intérêt à me supprimer. Au contraire! Pour servir tes intérêts il faut que je vive. Pour que quelqu'un soit en posture de présenter au gouvernement français ta requête et ton invention qui, malheureusement, semble admirable, je le constate parce que c'est un fait, il faut que je reprenne pied sur la terre, que je me transporte chez le président de la République à qui j'expliquerai ton affaire, que je voie les autres autorités du pays, et caetera. Donc, en me menaçant de mort, tu bluffes, mon bon Jim, tu bluffes; c'est le péché mignon des gens de ton pays.
Ce début me semblait logique. Il me rassurait déjà. Mais alors je ne sais quelle voix intérieure venait le contrecarrer.
— Pour que tu vives, me disait-elle, il faudra que tu en passes par où voudra ce dément. L'idée baroque de te faire lancer son obus sur la flotte de ton pays lui est venue comme les turlutaines de ce genre viennent aux fous et aux ivrognes. Précisément parce qu'elle est incohérente il n'en démordra pas. Tu peux donc te préparer. En dépit de tes serments, dont la noblesse fait honneur à tes ressouvenirs classiques, tu vas bientôt obéir. Soit que la peur de mourir succède à ton premier mouvement, qui fut beau, soit que le maniaque dont tu es le prisonnier trouve dans sa cervelle une idée nouvelle, qui le conduise à réaliser la première, tu es pris, tu es vaincu d'avance, tu vas bombarder d'en haut tes frères qui sont en bas. C'est réglé comme du papier à musique...
Cette fois encore une formule triviale venait s'interposer entre mon cerveau bouillonnant et la plus épouvantable des situations. Je répétais entre mes dents:
— C'est réglé comme du papier à musique.
Keog redescendit. Ses deux acolytes le suivaient. Tous trois paraissaient pressés d'exécuter une manoeuvre.
— Vous allez voir quelque chose, me dit-il sans faire la moindre allusion à l'objet de notre controverse. Vous allez voir quelque chose.
J'en conclus que mon homme avait réfléchi, qu'une lueur de bon sens était venue l'éclairer et qu'il ne serait plus question de l'inqualifiable projet.
C'était le branle-bas de combat, cette fois. Il n'y avait plus à chercher comment je pourrais l'empêcher. La chose était au-dessus de mes forces. Devais-je donc laisser faire?
Tout de même, me dis-je, il ne suffit pas que je refuse de faire partir, de ma main, cet obus abominable. Il faut que je m'oppose à ce qu'il parte, même de la main d'un autre...
Assister au massacre des miens, c'est m'en faire le complice. Non, non, non, non! Je vais tuer ce Keog; c'est le plus simple. Advienne que pourra!
Le tuer? Avec quoi?
Avec mon revolver, parbleu! De mon fourniment installé à bord du Montgolfier, c'était tout ce que j'avais emporté à terre, lors de la descente sur Koenigsdorf.
Mon plan fut vite combiné. Comme il fallait se mettre à genoux pour manoeuvrer la pièce, ou pour coller un oeil aux verres télescopiques encastrés dans le « plancher », je m'approcherais de Keog, j'imiterais son attitude, comme tout à l'heure, et par derrière, tandis qu'il pointerait la pièce, je lui ferais son affaire.
Par derrière. Ce n'était pas très noble. Sans doute, mais il fallait tenir compte de la position. A la guerre comme à la guerre! Il faut de la noblesse, pas trop n'en faut. J'aime mieux tuer mon ennemi, fût-ce sans noblesse, que de lui laisser ma peau.
Les choses se passèrent comme je le prévoyais. L'obus fut encastré dans la culasse, que le nègre vissa et revissa d'une main de fer.
Keog me désigna, presque gaiement, l'un des gros yeux du Sirius, à droite de la pièce, tandis que sur l'autre, à gauche, il s'accroupissait pour pointer.
— Attention! cria-t-il.
Le nègre s'était agenouillé; je fis de même, sur un nouveau signe du maître. J'étais affolé de ce que j'allais voir par cette lucarne grossissante; ouverte sur l'abîme. .
Les incendies redoublaient en bas, et à mi-chemin de la terre la flotte tournait lentement, le Monigolfier toujours au milieu, inondé de lumière à présent par le projecteur de Keog.
— Ah! ah! criait mon forcené, voilà notre ami Rapeau qui fait le malin, au milieu de ses fidèles lieutenants. Attends un peu. Attention, vous autres!
L'aide blanc qui servait le nègre courut au téléphone pour répéter les commandements à la machinerie, au-dessus de nos têtes.
— Attention à descendre douze cents mètres à toute allure, cria Keog, stopper au-dessus du ballon qui est au centre et remonter aussitôt le coup lâché.
— Attention, etc., etc., répéta lentement l'auxiliaire, dans un silence que j'entends encore, funèbre, affreusement funèbre, car il précédait une hécatombe nouvelle.
— Descendez! cria de nouveau la voix de l'Américain, enrouée par la colère.
Et nous descendîmes à toute vitesse du zénith, à pic sur le dos du Montgolfier. Je le voyais grossir peu à peu sous les éclats du projecteur qui se rapprochait de lui.
Pauvres amis! Que ne pouvais-je leur crier de se sauver!
Mais la lumière aveuglante du Sirius leur parlait pour moi. Ils allaient se soustraire, je l'espérais du moins sans trop savoir comment, à cette attaque furieuse de haut en bas, perpendiculaire, exécutée avec une audace inouïe par un ennemi vraiment invulnérable.
Ordre de Keog ou accident, la lumière s'éteignit dans la cambuse. Tant mieux: cette obscurité me servait. Quand j'estimai que nous avions parcouru la moitié du trajet, je dirigeai ma main droite vers la troisième poche de ma culotte pour y prendre le revolver vengeur, justicier plutôt.
Mais au même instant deux mains solides s'emparèrent de mon bras. Le nègre me maintenait épaule et le coude tandis que son patron, en jurant contre Rapeau toutes les horreurs du vocabulaire yankee, me prenait l'avant-bras et la main qu'il ouvrait brutalement, toute grande, comme pour lui faire saisir quelque objet.
C'était mon index qu'il voulait. Le Yankee, me comprimant les quatre autres doigts solidement refermés, le conduisit, désormais esclave, impuissant, inerte, vers l'abominable contact électrique.
— Touchez du doigt, hurlait le misérable, en français. C'est cela! Touchez du doigt la chose. Vous toucher du doigt!... Excellente idée!
Il se pencha une seconde pour viser, d'un oeil qui ne devait pas souvent manquer le but. Aussitôt, pressant sur mon avant-bras, au risque de le casser, puis avec frénésie, sur ma main, l'odieux bonhomme plaqua mon doigt sur le bouton d'ivoire.
Horreur! Le coup partit. Nous fûmes tous les trois enlevés par le recul. J'entendis une explosion, des cris d'horreur que je connaissais trop, déjà.
Et désormais incapable de résister à tant d'émotions, honteux de survivre à mon crime, bien involontaire pourtant, je m'évanouis dans le noir, où j'entendis très distinctement Keog exécuter avec le nègre une gigue infâme, les mains claquant à tout rompre.
La dernière vision dont j'eus conscience avant de perdre tout sentiment fut celle de la danse du scalp. C'était ignoble...
Quand je revins à moi, il faisait un temps superbe. Deux grands panneaux étaient ouverts sur un côté de la cambuse et la lumière encore chaude du soleil d'automne m'inondait sur le matelas où j'étais couché.
A mon chevet Jim Keog était assis, une coupe à la main.
Cette fois ce n'était plus du champagne qui l'emplissait, mais de l'eau. L'Américain y versait une poudre blanche qu'il délayait avec son doigt.
— Buvez sans crainte, mon cher ami, me dit-il doucement, du lait pulvérisé. Vous êtes un sobre: c'est le réconfortant qui vous convient.
— Allez-vous-en! criai-je à mon bourreau. Allez-vous-en! ou laissez-moi mourir ici de honte et de remords.
— Mais non, reprenait celui qu'on avait si bien dénommé le Corsaire Noir, mais non! Je suis un homme pratique, simplement. Vous vous fâchez pour une niaiserie. Que ce soit vous qui ayez déclanché l'obus ou moi, n'est-ce pas le même résultat? J'ai voulu vous montrer combien est simple et rustique mon système de canon aérien, que Rapeau déclarait impossible, qu'on ne devait voir, d'après lui, que dans cent ans. L'opération est faite à présent et je pense qu'elle a merveilleusement réussi. Tout votre Montgolfier a sauté. Vous voilà renseigné comme personne ne l'est encore sur la terre, quant à la mobilité du Sirius. Il domine tous ses concurrents, de mille mètres, par tous les temps. Il fallait qu'il en fût ainsi pour vous convaincre. Aussi je veux vous remercier par avance de l'appui que vous me donnerez en bas. Je vous ai ramené dans votre pays.
— Où sommes-nous donc?
— Au-dessus de l'Argonne. Et l'on s'y administre une de ces tournées! Venez voir cela, plutôt que de bouder ainsi dans votre coin!
Je me levai d'un bond.
L'effort était trop grand pour ma faiblesse, car je fus obligé pour ne pas retomber de m'appuyer sur le bras du bandit. Le contact de son corps me répugnait. J'eus vite fait de m'accouder à l'une des ouvertures par où s'engouffrait le grand air de l'empyrée, et sans répondre un mot, incapable encore de savoir si j'étais bien réveillé, je jetai les yeux dans les profondeurs de l'abîme.
Nous n'étions pas très haut, car à l'oeil nu je distinguais à perte de vue des collines encore vertes, sur lesquelles le soleil tombait d'aplomb. Il était done midi. Et c'était la France qui déroulait ses paysages au-dessous du Sirius!
Cette constatation me fit du bien. Je respirai une grande minute par la bouche et par le nez, comme un naufragé qui sort de l'eau.
Jim Keog disait qu'on se battait.
Mais où donc? Je ne voyais rien, que d'imperceptibles taches noires qui se reproduisaient irrégulièrement, à la distance de quelques kilomètres les unes des autres. Par exemple il y en avait, il y en avait!
— Prenez votre jumelle, dit-il en me tendant Martine, qui avait passé la nuit près de moi, la bandoulière dégrafée. Vous allez apercevoir vos armées et celles des Allemands en train de se détruire à la muette!
Interloqué, mais désireux au possible de savoir ce qui se passait, je saisis l'instrument et plongeai les yeux dans le vide.
En effet, sur les collines et dans les vallées, dans les plaines, le long des cours d'eau je distinguai nettement des troupes compactes. Il me sembla qu'elles ne bougeaient pas.
Jim Keog comprit mon étonnement. Il se fit plus aimable encore et me donna d'étranges explications.
— A votre droite, fit-il, c'est nécessairement l'Allemagne, car nous regardons le Nord. De Lorraine et d'Alsace sont arrivées depuis quatre jours sur les terrains de combat trois armées de cent mille hommes chacune, au total trois cent mille Allemands. Ces masses d'hommes sont échelonnées sur un front de cent kilomètres, à mon appréciation, ou peu s'en faut. Et en face d'elles sont de même essaimés, par corps de cent mille, un nombre égal de Français.
— Vous croyez qu'il y a là-dessous six cent mille hommes?
— Plus d'un demi-million à coup sûr. Et qui se battent ferme.
— Comment, qui se battent? Ils sont au contraire immobiles, à moins que ma vue ne soit troublée.
J'eusse voulu éviter d'adresser désormais la parole à ce mécréant; mais le moyen de ne pas lui demander des renseignements sur ce que mon esprit ne parvenait pas à comprendre!
Il était venu s'accouder à la fenêtre, lui aussi, sa jumelle en mains, un double-télescope qui valait dix fois Martine. Il me l'offrit et j'eus la faiblesse de faire l'échange. J'avais tant hâte de savoir!
On voyait au delà de ses verres les troupes des deux pays comme au théâtre.
Les villes, les villages, les clochers, les replis de terrain avec les forêts et les rivières, tout se détachait merveilleusement en plein soleil. Et c'étaient des choses rabougries, par groupes, qui ne pouvaient être que des batteries de canons.
Seuls ces groupes paraissaient remuer automatiquement, car nul cheval ne figurait plus dans la bataille, pour la première fois depuis que les hommes se faisaient la guerre, c'est-à-dire depuis le commencement du monde terrestre.
— Les modèles de canons que vous apercevez, continua Keog avec une certaine vanité, sont presque tous sortis de cerveaux américains. Ils ne font plus aucun bruit. Sans doute c'est un de vos compatriotes, le colonel Humbert, qui a le premier imaginé de fermer l'extrémité de la bouche à feu aussitôt que le projectile en est sorti de façon à n'avoir aucune flamme au dehors et à empêcher l'air de rentrer brusquement dans l'arme, ce qui est une des causes de la détonation. Ses tentatives, voilà une cinquantaine d'années, n'ont pas trouvé d'adeptes dans vos bureaux, naturellement — comme pour mon Sirius plus tard. Mais Jonathan a su reprendre l'idée de votre colonel. La célèbre fonderie de Charleston, dirigée par mon maître William Ruddock, a trouvé le moyen de rendre l'artillerie parfaitement silencieuse, voilà dix ans environ. Et Ruddock a pu arriver, lui, à faire acheter ses brevets par les grandes puissances de l'Europe!
Le Yankee s'arrêta un instant, pour reprendre, après un gros soupir.
— Ce n'est pas vingt millions qu'il a gagnés avec cette invention sublime, c'est trois milliards. Quant à la fumée, voilà beaux jours, vous le savez, qu'il n'en est plus question.
— Alors, interrompis-je très ému, vous croyez que ces armées qui sont là se battent, sans se voir, sans même s'entendre?
— J'en suis sûr. Elles se battent très fort. Placées à douze où quinze kilomètres les unes des autres, elles s'exterminent sans s'apercevoir. Le front de bataille se développe — oh! oui, sûrement — sur cent kilomètres. Il commence là-haut, tenez, à... Comment diable s'appelle cette ville?
Jim Keog courut au téléphone et demanda le nom à ses acolytes, au pilote ou au mécanicien.
— Mézières! répondit une voix.
— C'est cela même. Elle commence à Mézières, puis descendant par...
Une carte tomba dans la chambre.
— Ah! voici la carte qu'on m'envoie de là-haut. C'est mieux. Elle descend par Verdun et Toul pour aboutir à Saint-Mihiel. Voyez-vous ces deux espaces vides? C'est Verdun et c'est Toul, vos deux forteresses. Elles restent isolées, comme en dehors de l'action. Çà et là des maisons, des fermes sont occupées par les généraux en chef, qui sont reliés par des fils téléphoniques, par des ballons de la Sans-Fil. De ces quartiers généraux partent des ordres. Et les hommes par centaines de mille, tirent, l'arme à la cuisse, l'oeil sur un miroir qui sert à viser à la distance indiquée, comme des machines qu'ils sont devenus. Ils font cela comme ils conduiraient la charrue. Ils sont de même écrabouillés mécaniquement, sans rien entendre, que le sifflement des projectiles, sans savoir d'où viennent ceux-ci. L'ignorance est réciproque. L'épouvante aussi. Voyez comme les hommes tombent, fauchés par milliers en dépit de leur éparpillement. Voyez les ambulances, ce qu'elles ramassent!
— Où sont donc les flottes aériennes?
— Ah! voilà, elles sont ailleurs. Elles incendient, l'une en Allemagne, l'autre... Toujours pas de nouvelles de l'autre! Les flottes se cherchent loin d'ici. Quant à se rencontrer dans les airs, ce n'est sans doute pas encore pour cette année qu'elles oseront s'y risquer. Voyez tout de même quelques malheureux aérocars qui s'occupent à renseigner chaque état-major général sur les mouvements de l'adversaire. Ils se neutralisent sans s'approcher. Ils ont, au demeurant, supprimé la cavalerie et les éclaireurs devenus inutiles.
Jim Keog étendit la main vers l'infini.
— Avec des monstres impotents comme ceux de Rapeau, qui ne sont même pas capables d'envoyer un obus, que feraient vos escadres? Incendier, voilà tout ce qu'on leur demande et tout ce qu'on peut leur demander! Tandis qu'avec le Sirius, pour qui l'altitude de quatre mille mètres est un jeu!... Voyez-vous l'un ou l'autre de ces belligérants protégé par une centaine de Sirius! Ah! ah! ah! l'adversaire ne pèserait pas lourd.
Au même instant nous fûmes attirés tous les deux par un spectacle inattendu.
La plus grosse des masses allemandes se mettait à remuer avec une singulière frénésie. Elle retournait vers l'Est; quelques aérocars venaient lui faire des signaux. Plus de doute! Elle battait en retraite.
Mieux que cela, c'était la déroute. Qui donc l'avait provoquée?
— Les aviateurs! m'écriai-je transporté d'aise, en voyant distinctement une nuée de tirailleurs bizarres fusiller, du haut du ciel, nos ennemis à revers! Bravo, les aviateurs! Ils sont tous là! Tout le régiment! Bravo! Ça fait peur, sur les derrières d'une armée, quand on ne sait pas combien sont les intrus qui vous arrivent ainsi à l'improviste, ni d'où ils sortent!
J'étais tout à mon enthousiasme. Je parlais vite, et fort.
— Bravo, Réalmont et les autres! criai-je à tue-tête, comme si les « voleurs » pouvaient m'entendre.
Jim Keog ne comprenait pas.
Il ignorait encore l'existence de notre régiment d'élite. Il ne supposait pas qu'un tel élément de supériorité pût exister chez nous.
A mon tour je lui donnai des explications fières. Il regarda, d'abord incrédule, puis attentif.
Et quand il eut compris; quand il eut vu, comme moi, ces oiseaux-soldats tomber du ciel sur les colonnes d'arrière de l'armée centrale, au nord de Verdun; quand il eut constaté l'effet foudroyant, terrifiant que deux mille quatre cents mitrailleuses aériennes produisaient sur le centre affolé, puis sur les ailes des envahisseurs; quand il devina tout, le mouvement tournant dans l'espace, l'anéantissement des convois attardés, l'attaque finale des réserves épouvantées, inquiètes de voir surgir du fond du ciel, dans leur dos, non plus un régiment de voleurs insoupçonné jusqu'alors, mais peut-être dix, vingt, trente, cet homme de sac et de corde, qui voyait les choses au travers de son âpreté au gain, mais qui ramenait tout aussi à l'emploi de l'aérotactique combattante, leva sa casquette aussi haut que je levais ma toque.
Et, tout comme s'il eût été un Français de France, heureux de voir la guerre aérienne avancer d'un vol de plus, satisfait de la décisive victoire qui favorisait nos armes sur la terre ferme, grâce à cette nouveauté, il cria jusqu'à s'égosiller:
— Hourrah pour les voleurs de France! Voilà la bonne idée! Hourrah! Hourrah!
L'avouerai-je? Mon patriotisme, pour une minute, domina la rancune et la haine que je ressentais pour ce Jim Keog. Il saluait le triomphe des nôtres; ce geste me faisait oublier le mal qu'il leur avait fait en si peu de temps, pour le seul plaisir de me démontrer la valeur de son système.
Je consentais à lui accorder un sourire d'approbation, mais un seul, et je le réprimai aussitôt.
Longtemps alors, longtemps nous suivîmes tous deux, de là-haut, le mouvement de retraite des troupes ennemies, qui s'accentuait de quart d'heure en quart d'heure.
Les masses de l'armée centrale allemande rétrogradant, notre armée centrale avançait.
La garnison de Verdun se répandait dans les plaines avoisinantes, comme son avant-garde toute trouvée.
Prévenus instantanément de la déroute de leurs collègues, les généraux de l'Empire repliaient hâtivement leur armée de droite et celle de gauche, dans la crainte d'être enveloppés.
C'était bien notre victoire cette fois!
Quelle joie dans Paris, dès qu'on connaîtrait la nouvelle!
Au fait elle y était déjà parvenue. Il me sembla que j'entendais les cloches des églises sonner, le canon des Invalides tonner, la foule immense éclater en acclamations, s'ébrouer, par longues théories, sur les boulevards et les avenues en réclamant à tous les marchands des drapeaux pour pavoiser, et des lampions pour illuminer dès que la nuit serait venue!
Nous étions au lundi 23 septembre. Ah! c'était une date, ce serait toujours une date!
Et par l'intervention de qui cette date demeurerait-elle à tout jamais heureuse dans les fastes de notre histoire nationale?
Par l'intervention des aviateurs de Rapeau!
Il triomphait, le malheureux Rapeau, mais comment! Après sa mort, car nul doute qu'il n'eût été déchiqueté, affreusement mutilé avec ses compagnons par l'obus de l'odieux maniaque que je voyais à côté de moi caresser sa barbe rouge, considérant le tableau de notre triomphe comme une belle chose, parce que ce triomphe, nous le devions à la mise en pratique d'idées cousines des siennes!
Aussitôt le remords de mon crime me montait à la gorge et m'étranglait.
Rapeau! N'était-ce pas de ma main qu'il était mort, le pauvre?
Tom Davis, le malheureux officier anglais, Drapier, Troarec, Ravignac, Cailleville, Lontin! Braves officiers, devenus de si cordiaux amis pour moi en quelques heures de commun voyage dans l'espace! Tous étaient morts de ma main, oui, de ma main, avec leurs hommes, avec le Montgolfier dont la carcasse gisait à présent, brûlée, tordue, cassée, en miettes, dans quelque village, auprès de Francfort dévasté par nos incendiaires!
Machinalement je regardais mon index, ce doigt criminel qui osait encore être là. Et je n'avais pas le courage de le trancher net, d'un coup de couteau!
— Monsieur, me dit brusquement Jim Keog, voici qu'il se fait tard. Le soleil marque trois heures. Il nous en faut cinq pour aller à Paris sans nous presser; je n'ai pas oublié ma promesse. Voulez-vous que nous partions à présent? Je pourrai ainsi vous déposer vers neuf ou dix heures, ce soir, sur le point de la capitale que vous me désignerez.
— Faites, répondis-je sèchement.
Je jetai un dernier coup d'oeil sur les défilés de l'Argonne par où s'engouffraient nos troupes à pied, notre artillerie, notre train des équipages, nos convois, tout cela désormais actionné par des moteurs.
Dans cette mer de combattants humains mes yeux cherchaient vainement un cheval; il n'y en avait plus que sous la selle des officiers d'infanterie. Les derniers cavaliers, c'étaient des fantassins.
Et l'artillerie automobile pourchassait l'ennemi, comme autrefois la cavalerie, la couvrant de bombes sans prendre le temps de s'arrêter pour tirer!
L'ordre une fois donné là-haut de monter à trois mille mètres et de faire route à l'Ouest, Jim Keog fit apporter sur la petite table des plumes, de l'encre et du papier.
Un grand quart d'heure il écrivit, tandis que je regardais avec tendresse se succéder au-dessous de nous les paysages champenois, plats à perte de vue, avec Laon, Vitry, Châlons, dans les lointains.
Le temps restait splendide; le soleil descendant nous envoyait ses rayons tout flammés d'or.
Emporté dans un élan de joie patriotique, bien excusable, à l'instant même où les armées de la France venaient de voir reparaître la Victoire sur les ailes des aviateurs, je méditais sur le passé, sur les fautes commises dans ce passé lointain, sur le mal que nous avions eu à en préparer la réparation, au cours de presque un siècle, aux milliards que nous avions donnés, sou à sou, franc par franc, billets bleus par billets bleus, nos pères et nous, sous les successifs septennats de nos présidents pour améliorer sans cesse, au prix de quels sacrifices, l'armée, la marine et l'aérotactique née de la veille.
Mes regards ne quittaient plus la frontière de l'Est.
A mesure que le Sirius s'en éloignait, ils semblaient la rappeler pour une vision dernière.
Confusément je repérais ses places fortes, ses forts d'arrêt, ses camps retranchés dont nos ingénieurs militaires, Vaubans de l'Ecole polytechnique, l'avaient parsemée avec une pieuse méticulosité depuis les revers de 1870.
Je me rappelais un voyage d'instruction que j'avais fait tout le long de cette frontière vingt ans plus tôt, et tout ensemble les souvenirs de cette randonnée à bicyclette, si consolante que je ne l'avais pas oubliée, revenaient me trouver tumultueusement.
Elle était vraiment protégée à présent, notre ligne frontière rétrécie après les désastres de 1871!
Courant de la Suisse à la Belgique, par les quatre places d'une première ligne de défense: Belfort, Epinal, Toul et Verdun, sur une étendue de 250 kilomètres, elle était, c'est bien le mot, hérissée de forts.
Je relevais le Lomont, la Chaux, le Mont-Bart sous Montbéliard, la batterie de la vallée des Glands, Giromagny, les Planches, le Ballon de Servance.
Je voyais par la pensée Belfort relié, en dépit de la catastrophe récente, au fort de la Mouche, qui appartient au groupe d'Epinal, grâce aux quatre forts de Château-Lambert, de Rupt, de Pormont et d'Arches, distants de sept à huit kilomètres les uns des autres. Chaîne ininterrompue!
D'Epinal, entouré par les forts de Dogneville, de Longchamp, de Razémont, de Bambois, je sautais à celui de Pont-Saint-Vincent, le premier du groupe de Toul.
Puis c'était Frouard, c'était Manonviller, Luce, Gironville, Liouville et le Camp-des-Romains. Vallées sur vallées! Meuse, Moselle et Meurthe! Quel enchevêtrement incompréhensible pour nous, profanes! Mais comme il nous avait donné, depuis sa création, une calmante tranquillité!
Ne savons-nous pas que jusqu'aux forts de Dugny, Houdainville, Paroches, Troyon et Génicourt autour de Verdun, nos pièces à longue portée, merveilles d'artillerie perfectionnée, battent les intervalles qui se trouvent entre chacun de ces ouvrages? Que des batteries spéciales complètent l'effet des feux sur certains points où les ondulations de terrains peuvent présenter un couvert contre le tir des forts?
D'autres batteries n'ont-elles pas été prodiguées, pour que la chère frontière fût partout défendue, dans le but de combler les intervalles entre deux forts situés trop loin l'un de l'autre? Et n'est-il pas de notoriété publique que des forts d'arrêt barrent, encore plus loin, les lignes d'approche particulièrement importantes?
Nous venions de voir la bataille à la muette se dérouler au-dessous de nous, et l'immobilité des troupes « en présence » comme on eût dit autrefois, m'avait surpris?
Je comprenais, en y réfléchissant un peu, que tant de forts dûment capables de croiser leurs feux sur une, deux, trois, quatre armées, rendaient bien difficile une marche en avant, paralysaient les efforts les plus méritoires et contribuaient vraiment à donner aux batailles modernes un caractère irritant d'indécision.
Jim Keog écrivait toujours...
J'envisageais, plus près de notre route à présent, la seconde ligne de défense, constituée en arrière pour suppléer l'autre, en cas de malheur.
C'était la ligne des camps retranchés, solidement reliés aussi l'un à l'autre, de Laon, Reims, Vitry-le-François, Langres, Dijon et Besançon.
Je traçais machinalement au crayon, sur la carte du bandit yankee, cette deuxième ceinture de sauvetage, deuxième zone défensive sillonnée, comme la première, de chemins de fer stratégiques, de routes annexes pour le train et les batteries automobiles.
Givet, Rocroi, Hirson, Montberault, Jussy, La Fère, Soissons, Reims, Langres, Auxonne, que d'autres points joliment fortifiés dont je n'avais pu faire le tour, car on ne saurait tout connaître!..
Et plus loin en arrière, me disais-je, si la deuxième zone de défense est enfoncée, la troisième est constituée par trois camps retranchés gigantesques: Lyon, Paris et Lille.
Et après celle-là? me demandait malicieusement une voix intérieure.
Après celle-là? lui répondais-je aussitôt, il n'y aurait plus rien. Ce serait comme en 1871. Nous n'aurions plus qu'à signer une paix humiliante. Mais aussitôt je mettais en déroute mon contradicteur muet. Quelqu'un oserait-il soutenir qu'il existe le moindre rapport entre notre France ainsi protégée contre l'ennemi venant de l'Est et celle qui fut si aisément envahie en août 1870 par les routes à peine gardées — et comment protégées! — de la Lorraine et surtout de l'Alsace! Imagine-t-on une comparaison possible entre le début de cette abominable guerre, la dernière du dernier Empire et celle qui vient de commencer?
Entrait-on, oui ou non, en France comme à la foire en ce temps-là? Et sauf Metz, pouvions-nous dire que nous eussions dans l'Est une place forte installée à la manière moderne?
Tandis qu'à présent.
A présent nous venons de voir les armées allemandes échouer, pour commencer, dans l'exécution de leur invariable postulatum, de l'adage qui est inscrit en tête de tous les cahiers de l'étudiant militaire allemand: au premier signal de la guerre avec la France, nous profiterons de la supériorité de notre armée de terre pour prendre une offensive foudroyante, et frapper les coups décisifs sur le sol français.
Ces choses se disent; elles s'écrivent, elles s'impriment même, pensai-je, à de nombreux exemplaires. Mais toute autre chose est de les réaliser.
Sans que j'y aie compris grand'chose parce qu'en matière de stratégie, ma foi, j'incompète, il me paraît que le plan classique de nos voisins n'a pas réussi.
Sans doute leurs généraux ont mobilisé vite et vite, jeté vite et vite en avant tout ce qu'ils ont pu de troupes, réuni de façon foudroyante et lancé de même trois cent mille hommes... Mais par un concours de circonstances que nous avions prévu, il s'est trouvé que le mécanisme de notre organisation militaire, calqué sur le leur, a fonctionné de même, et que la multiplication prévoyante des ouvrages solides qui hérissent notre frontière en première ligne de défense a fait le reste. Bravo, le génie! Bravo, les studieux qui depuis trois quarts de siècle ont occupé tour à tour les fauteuils utiles dans les bureaux compétents, et travaillé sans relâche à nous garantir, à nous outiller en chemins de fer, en télégraphes souterrains, en sans-fil, en routes militaires autour de ces nombreux forts dont le profil sévère et solide a donné du coeur à nos troupes. Sans eux, sans leurs silhouettes découpées sur l'horizon, nos trois cent mille soldats n'eussent pas senti derrière eux une force, un appui, la forte base sans laquelle tout n'est, à la guerre, que légèreté et fanfaronnades! Bien travaillé, les surveillants studieux de notre frontière de l'Est!
Je continuais à décerner ainsi mentalement des félicitations à d'anonymes serviteurs de la patrie, lorsque je vis mon fou, mon ivrogne, mon génial ivrogne poser la plume, prendre son papier et se tourner vers moi, avec l'évident désir de m'en donner lecture.
Il me fit signe. Je m'approchai.
— Asseyez-vous aussi, monsieur.
Je pris le tabouret.
— Dans quelques heures nous allons nous quitter. Je n'insiste pas sur les preuves que je vous ai données de...
— Oh! non, monsieur, n'insistez pas; je suis édifié.
— Il importe toutefois que nous échangions nos signatures, puisque nous faisons une affaire ensemble.
— Quelle affaire?
— Ne m'avez-vous pas promis de parler de mon invention à votre gouvernement, et de le persuader qu'il doit réparer les sottises de Rapeau, cet imbécile?...
— Vous l'avez tué. Respectez les morts.
— Si vous voulez. Vous m'avez promis de faire comprendre au président de votre République et aux autorités supérieures compétentes qui l'assistent l'intérêt qu'il y aurait pour la France à m'acheter mes brevets, le Sirius et mon concours immédiat pendant dix ans.
— Moyennant vingt millions de francs.
— C'est cela même: quatre millions de dollars.
— Je ne m'en dédis pas. Un honnête homme, en France et partout ailleurs, j'espère, n'a que sa parole.
— A la bonne heure!
— Eh bien?
— Eh bien! il ne nous reste qu'à fixer les délais dans lesquels je vous consens une option, à vous, j'entends à votre gouvernement, de quelle façon vous m'aviserez du résultat de vos démarches, enfin de quelle commission je les récompenserai si elles aboutissent. Et j'espère qu'elles aboutiront,
—- Mais je ne veux pas de votre argent! Je ferai ce que j'ai dit, parce que je l'ai dit, alors que je vous prenais pour un homme de science, un peu aigri par les rebuffades de nos bureaux, mais non pas un...
— Chut! A votre tour n'insistez pas. Je sais ce que vous voulez dire. Cela n'a rien à voir avec l'affaire. Business is business. Si vous me faites réussir, votre pays vous devra une fameuse reconnaissance et toutes ses décorations. Moi, je vous devrai cent mille dollars, cinq cent mille francs, un demi-million, que je vous paierai aussitôt que j'aurai touché mon premier acompte.
Je voulus parler; mais le Yankee, redevenu fruste, m'en empêcha.
— Voici, dit-il avec autorité, le papier que je vous prie de signer. J'en fais autant tout le premier, là... pour cet autre. Voyez ce beau patarafe!
Je lus les deux pièces que l'homme avait écrites en anglais, posément. Elles m'engageaient à faire ce que j'avais promis que je ferais aussitôt redescendu à terre, et Jim Keog à me payer la commission dont il voulait à toute force me faire bénéficier, le drôle!
Toutes deux portaient, en finale, ce couplet:
Il est convenu que, si le 30 septembre présent mois à midi M. Jim Keog n'est pas informé par un pli officiel et chargé, adressé à Berne, poste restante, de l'acceptation du marché par le gouvernement français, ledit Jim Keog redeviendra libre de vendre son invention à telle autre puissance qu'il lui plaira. Jusqu'à cette date et jusqu'à cette heure il est tenu de la réserver à la France, et il s'engage à cesser pendant ce délai tout acte d'hostilité.
— Il est d'usage, poursuivit le vilain homme, de mettre au bas de ces choses: fait à... le... Nous savons bien quel jour nous sommes, mais pour le lieu...
Il eut un gros rire, chercha dans un coin la carte de France, et ayant repéré à peu près le point, il ajouta:
— Fait à trois mille mètres d'altitude au-dessus de Reims, à bord du Sirius, en bonne foi, et librement.
Puis il inscrivit la date, refit, comme il disait, un patarafe, et je l'imitai.
— Voici mon engagement, monsieur. Je garde le vôtre.
Notre geste commun pour plier ces papiers en quatre et les glisser dans un portefeuille me parut vraiment peu ordinaire, à ces hauteurs, pour un semblable objet.
Mais je n'avais plus l'esprit aux observations pittoresques.
Je m'accoudai à la fenêtre et continuai à suivre des yeux le défilé de nos paysages, où les convois armés se succédaient le long des routes.
Keog monta dans sa machinerie et y resta jusqu'à la chute du jour.
De loin en loin je voyais passer au-dessous de nous quelque ballon fusiforme du type Rapeau, des aérocars de sport, transformés depuis l'ouverture des hostilités en engins de guerre, estafettes ou espions qui faisaient furtivement la navette entre Paris et la frontière.
Il me semblait qu'avec les lunettes on dût nous voir mieux qu'un point noir, bien que Keog se plût à dire qu'à bonne distance il était invisible, même dans l'azur le plus clair, à cause de l'exiguité de ses dimensions. Les éclairs bizarres, intermittents, commençaient à sortir de la machinerie. L'observation de la Gazette d'Augsbourg était exacte.
Vers sept heures, nuit noire, nuages sur la lune, qui se lève, embrouillassée. Je reconnais Meaux, après avoir suivi comme un liséré conducteur, toute l'après-midi, les méandres bleus de la Marne.
Le Yankee redescend alors et allume les deux ampoules.
Nous avons diminué de vitesse et nous tombons, pour ainsi dire, sur la banlieue parisienne.
Vers huit heures et demie nous franchissons les fortifications, à cinq cents mètres en haut.
Quel spectacle!
Celui-là même que j'avais imaginé dans la journée: les monuments et les maisons illuminés, les habitants dehors, chantant et criant la victoire à tue-tête, les carrefours emplis d'orchestres et de danseurs.
Un ballon d'assez vieux style, à une seule hélice, cinq ou six mille mètres cubes environ, passe au-dessous de nous, tous ses feux allumés. Keog a son mauvais rire. Je devine ce qu'il pense:
— Comme je lui ferais bien son affaire, à celui-là. Mais l'heure n'est plus aux mitraillades. Business is business. Il s'agit de déposer doucement et sans bruit, quelque part dans cette ville qui fête une grande victoire, l'homme qui pourra me faire toucher dans sept jours vingt millions.
Cependant l'idée que je vais enfin remettre le pied sur la terre ferme me stimule. Je me lève pour admirer Paris étincelant de lampions et de girandoles électriques.
La tour Eiffel, dont on prédit la fin chaque année depuis l'an 1889, qui la vit édifier, est toujours là, diaprée du haut en bas de feux multicolores, donnant aux badauds ses heures lumineuses en chiffres gigantesques.
Par cette nuit de septembre qui peu à peu s'embrume, je trouve une joie farouche et qui me fait du bien, à penser que je vais bientôt échapper à la prison maudite du corsaire aérien.
— Où voulez-vous que je vous dépose? me demande alors Jim Keog en allumant un cigare.
L'An 2000 vient d'installer ses bureaux et de magnifiques ateliers dans un colossal immeuble construit à ses frais sur les deux côtés du boulevard Haussmann enfin percé, à l'angle du boulevard des Italiens.
Les deux ailes du monument sont reliées au-dessus de la voie publique par un gigantesque vitrage qui fait l'affaire des promeneurs les jours de pluie et leur rappelle, en beaucoup plus grand, les galeries Victor-Emmanuel de Milan.
Pour accéder au sommet de cette coupole vitrée, longue de cent mètres, l'architecte a ménagé des escaliers que les nettoyeurs, les vitriers escaladent sans difficulté, grâce aux rampes aménagées depuis le pied du dôme de verre jusqu'à son sommet.
J'explique la chose à Jim Keog et je le prie d'amener sa tortue invisible au-dessus du boulevard.
De trois cents mètres dans le ciel noir nous apercevons les verrières de l'An 2000 qui bombent lumineusement.
Partout des lampions de couleur, des motifs gracieux incendient les façades de l'immeuble, où l'on doit se demander depuis trois jours ce que je suis devenu, où l'on me croit mort, c'est probable, avec Rapeau, Pigeon, et les autres! Malgré tout, le journal a illuminé, parce qu'une joie nationale passe avant les deuils privés.
Le sommet de la coupole vitrée reste obscur. Il y a là une plate-forme de vingt mètres carrés qu'on dirait faite exprès pour notre atterrissage.
— Là... dis-je à Jim Keog en me préparant déjà... C'est là que vous devez me déposer.
— Je vais manoeuvrer la tortue moi-même en votre honneur, monsieur. Je veux être sûr que l'accostage se fera sans à-coups, silencieusement, et que vous mettrez pied à terre, c'est-à-dire sur le verre épais de cette plate-forme sans accident. Le filet vous permettra de sortir d'ici comme vous y êtes entré. Et maintenant, à notre prochaine rencontre, monsieur, car je compte bien que nous nous reverrons. L'affaire en vaut la peine.
— Au revoir, monsieur, fis-je avec humeur.
Jim Keog me tend la main sans assurance; mais je lui refuse le shake-hand en le regardant bien en face. Il a compris, car il sourit avec pitié. Et il disparaît par l'échelle.
Lentement alors, très lentement, le Sirius descend sur la toiture fragile de l'An 2000.
Silence complet autour de nous. Qui se promènerait à cette heure au surplus, sur ce dôme de verre?
Nous ne sommes plus qu'à cinquante mètres; mon coeur bat. Nous voici à quarante, à trente. Il bat plus fort.
Nous voici à dix mètres. Oh! qu'il bat donc fort!
Je boutonne ma pelisse. Le nègre est venu ranger table et tabourets. Il est là qui surveille la manoeuvre du panneau.
La tortue stoppe, à cinq mètres, sans le moindre bruit.
Le panneau s'ouvre; le filet s'étale.
Sur un signe du noir, je me couche, recroquevillé dans les mailles d'acier. Elles me paraissent moins froides qu'à Koenigsdorf.
Lentement le bâti s'abaisse. Je sens la terre, pour mieux dire, la plate-forme de verre qu'il vient de toucher.
Est-ce possible? Suis-je vraiment à l'instant heureux de la délivrance?
Oui! D'un bond adroit je mets les pieds hors de la raquette.
Me voilà debout, sur la coupole de l'An 2000, éclairée a giorno par en dessous.
C'est fait, cette fois! Le filet attend; la tortue aussi; les yeux du nègre s'aperçoivent par le panneau béant.
D'une voix forte je crie:
— Au 30 septembre, à Berne, Jim Keog!
— So long!(1) répond de là-haut l'Américain.
(1) Formule familière aux Américains pour dire: à bientôt!
Automatiquement la raquette se replie, la trappe se referme. Alors je suis comme foudroyé par une insoutenable lueur.
C'est le projecteur que Keog s'amuse à manoeuvrer tout en regagnant à grande vitesse les couches élevées de l'atmosphère.
A terre! Je suis à terre! Sur un toit! Sur notre toit!
L'émotion qui me prend après coup est si forte que je ne puis avancer vers l'escalier de descente.
Je reste un moment immobile au milieu de la plate-forme.
Une sueur froide inonde ma toque, et mes yeux suivent invinciblement dans la nuit le projecteur éblouissant du Sirius, qui, pour les Parisiens en fête, ne peut être qu'un phare de joie supplémentaire.
Roy Glashan's Library
Non sibi sed omnibus
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